Par Frédéric Rognon, professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg ; auteur entre autres de : Charles Gide. Éthique protestante et solidarité économique, Lyon, Olivétan, 2016.
Un intellectuel engagé
Charles Gide représente la figure même de l’intellectuel engagé. Il prend parti, participe à des débats contradictoires, ne ménage pas son temps, son énergie et une bonne part de son argent pour soutenir les causes qui lui tiennent à cœur. C’est ainsi qu’au cours de sa vie, il aura participé à l’organe de direction de pas moins de… cinquante-quatre associations ! Sans compter les dizaines d’autres dont il a été un simple membre… Sa difficulté à décliner une invitation le rend toujours disponible pour figurer dans un Comité ou pour faire une conférence. Il jouit d’une grande réputation d’indépendance et d’intégrité, et se tient à l’écart de toute affiliation politique.
Or, c’est, à partir de 1901, l’explosion du monde associatif, qui vivifie littéralement la société civile. Mais l’engagement tous azimuts de Charles Gide se traduit essentiellement par la rédaction d’articles et d’ouvrages. Il est un homme de plume, au talent reconnu, et ses conférences elles-mêmes sont publiées et largement diffusées. On recense 4000 écrits de Charles Gide, soit environ 60 000 pages ! Ses œuvres récemment éditées en douze volumes, n’en représentent qu’une petite part : 5000 pages environ[1]. Au plus fort de son activité militante, il écrivait un article tous les trois jours, dans divers organes de presse, à commencer par les revues qu’il avait lui-même fondées. S’imposant une discipline de vie quasiment spartiate, évitant les mondanités, il se donnait le temps de lire, de s’informer, et de réagir rapidement sur tous les sujets d’actualité politique, économique et sociale.
Et loin de toute incohérence malgré ses origines bourgeoises, il s’efforçait d’accorder ses convictions à sa vie quotidienne et concrète. C’est ainsi que lorsqu’en 1916, l’impôt sur le revenu entre en application pour financer l’effort de guerre, Charles Gide qui faisait campagne en sa faveur depuis 1889 (mais pour financer bien d’autres choses…), écrit à son neveu André combien il est fier et heureux d’avoir, pour la première fois de sa vie, rempli sa déclaration de revenus… ! Journée historique, en effet, à ses yeux !
Artisan du Christianisme social
Charles Gide n’est pas seulement un intellectuel engagé, économiste reconnu, chantre de l’idéal coopératif. Il est d’abord un chrétien, lecteur de la Bible et homme de prière, soucieux d’incarner ses convictions protestantes dans le champ de la réalité socio-économique. Et lorsqu’il s’inspire de l’œuvre de Charles Fourier, c’est en ne retenant de la pensée de l’utopiste libertaire que ce qu’il estime compatible avec les valeurs de l’Évangile. Charles Gide est, avec Tommy Fallot (1844-1904), son contemporain, l’un des initiateurs du courant théologique appelé « Christianisme social », dont l’acte de naissance peut être situé en 1888. Après la mort de Tommy Fallot, il transmettra le flambeau à la seconde génération de théologiens : Élie Gounelle (1865-1950) et Wilfred Monod (1867-1943).
Ce qui distingue le Christianisme social des autres courants théologiques (aussi bien le libéralisme théologique que l’orthodoxie calviniste ou luthérienne), c’est la focalisation sur la notion de « justice sociale », dont les chrétiens sociaux voient la trace tout au long de la Bible, depuis les commandements de la Torah jusqu’aux prophéties d’Amos, du Sermon sur la montagne jusqu’à l’épître de Jacques. Ainsi le Christianisme social instaure-t-il une dialectique entre changement personnel de vie et réforme sociopolitique, entre repentance et militance. Les partisans du Christianisme social refusent en effet de s’illusionner quant à la possibilité de réformes sociales en profondeur, si on se limite à la conversion individuelle, en comptant par exemple sur son caractère contagieux. Ils mettent donc aussi, et simultanément, l’accent sur l’action sociale, sans pour autant s’imaginer que la société va s’améliorer sans changer l’homme. À leurs yeux, la conversion spirituelle et l’action sociale doivent aller de pair, doivent même se nourrir mutuellement. À l’époque de la révolution médicale insufflée par Louis Pasteur, ils empruntent pour illustrer leurs positions la métaphore biologique suivante : de même que les épidémies seront vaincues à la fois par une vaste campagne de vaccinations et par l’adoption de mesures d’hygiène individuelle, de même, l’humanité progressera sur un plan moral et social en agissant à la fois sur le front collectif des réformes et sur le front personnel de la conversion.
Les chrétiens sociaux prennent donc au sérieux la « question sociale », et sont volontiers critiques à l’encontre des Églises bourgeoises qui ont négligé la présence et le témoignage chrétiens en milieu populaire. Ils prônent l’engagement social, syndical, voire politique, en vue de soulager la détresse des plus pauvres, de faire progresser les droits des salariés, et de rendre la société un peu plus équitable. À la lumière de l’Évangile, ils pointent les questions concrètes afférentes au chômage, à la précarité, aux conditions de travail, aux accidents du travail, à l’insalubrité des logements, à la prostitution, à l’alcoolisme, comme autant d’injustices à combattre. Leur théologie privilégie le motif du « Royaume de Dieu », qu’ils considèrent comme étant une réalité qui se construit chaque jour, sur la terre, notamment au moyen des luttes sociales. Il y a donc une solution de continuité entre l’histoire des hommes et le Royaume de Dieu.
C’est pourquoi Charles Gide s’élève contre les solutions caritatives avancées par les œuvres diaconales pour lutter contre la pauvreté. Dans un rapport présenté, en 1888, au Congrès fondateur du Christianisme social (qui s’appelle alors l’Association Protestante pour l’Étude Pratique des Questions Sociales : APEPQS), il dénonce le « pain empoisonné » que représente l’aumône. Selon lui, il faut s’attaquer aux causes de la pauvreté, et rendre aux pauvres leur dignité en leur permettant de s’associer avec d’autres pour la mise en place d’entités économiques telles que les coopératives. En s’adressant à des pasteurs, Charles Gide les exhorte à ne pas se contenter de prêcher et de donner un sou aux mendiants, mais à s’engager concrètement dans la construction d’un ordre social, fondé sur l’amour et la justice, aussi conforme que possible à la volonté de Dieu. Car le désaccord est éclatant entre l’ordre social actuel et les desseins de Dieu. C’est ainsi qu’il entend la formulation du Notre Père : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel… ! »
[1] Charles Gide, Les Œuvres de Charles Gide, Paris, L’Harmattan, 12 volumes, 1999-2010.
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