Par Frédéric Rognon, professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg ; auteur entre autres de : Charles Gide. Éthique protestante et solidarité économique, Lyon, Olivétan, 2016.
Si nous voulons repenser nos solidarités, à l’heure de la faillite des grandes théories économiques (libéralisme comme collectivisme), et au moment où tous les modèles de société semblent en panne, nous ne pouvons que nous tourner vers ce précurseur génial de l’économie sociale et solidaire, aujourd’hui quelque peu oublié : Charles Gide (1847-1932)[1]. Sans doute son souvenir a-t-il été éclipsé par l’immense notoriété de son neveu André Gide. Et pourtant : économiste protestant, professeur au Collège de France, héraut de l’idéal solidariste, pacifiste lucide et courageux au cours de la première Guerre mondiale, artisan de paix dans les relations internationales de l’entre-deux guerres et jusqu’au conflit judéo-arabe en Palestine, précurseur même de la cause animale, Charles Gide a joué un rôle considérable dans l’essor du mouvement coopératif et dans la naissance du Christianisme social. Son utopie d’une « République coopérative » s’enracinait et se nourrissait de convictions évangéliques.
Une vocation tardive
Les trente-neuf premières années de la vie de Charles Gide ne présentent aucun relief particulier. Originaire d’Uzès, il va mener, sans passion, une existence très conventionnelle, conforme au modèle de la bourgeoisie protestante provinciale. Il ne se connaît aucune vocation professionnelle, et suit donc les pas de son père et de son frère, en faisant des études de droit, qu’il réussit brillamment : docteur en droit en 1872, agrégé en 1874, il enseigne l’économie politique à la Faculté de droit de Bordeaux, puis à celle de Montpellier.
Et c’est au mitan de sa vie, en 1886, que tout bascule : Charles Gide reçoit du même coup sa vocation et le sens de sa vie. Cette année-charnière est celle d’une véritable conversion : grâce à la rencontre avec Édouard de Boyve et Auguste Fabre, l’économiste découvre les intuitions géniales de l’utopiste Charles Fourier, énoncées cinquante ans auparavant. La solution à la question sociale se situe dans la suppression des médiations abusives entre producteurs et consommateurs : en s’associant, ceux-ci peuvent tout à la fois concilier leurs intérêts et atteindre un niveau de vie décent, par la relocalisation de l’économie.
Devant cette évidence, Charles Gide se convertit brutalement à l’idéal coopératif. Et il va consacrer toute son existence à faire vivre et à diffuser cet idéal. Il conserve sa chaire d’enseignement en guise de gagne-pain (il est nommé à la Faculté de droit de Paris en 1898), mais tout son temps libre, son énergie, et une bonne part de son argent, sont mis au service de la cause qu’il vient d’embrasser. Sa principale contribution à la coopération se traduit par la rédaction d’articles et d’ouvrages, et par des conférences et des discours qu’il donne partout où on l’invite : on l’appellera bientôt « le rossignol de la coopération ».
La coopération : une troisième voie
L’idéal coopératif constitue une troisième voie entre les modèles capitaliste et collectiviste. Dès le premier numéro de la revue L’Émancipation qu’il fonde en 1886, Charles Gide explique qu’il rejette dos à dos les doctrines des « satisfaits » et celles des « révoltés ». Les premiers défendent le principe de la rivalité de chacun contre tous, et d’un État minimal limité aux fonctions régaliennes ; ce modèle ne peut qu’entraîner la paupérisation du plus grand nombre, et la prolifération des fléaux sociaux (précarité, travail des enfants, logements insalubres, alcoolisme, prostitution…). Les seconds défendent le principe de la lutte des classes, en vue d’instaurer un État tout-puissant, qui détruirait toute liberté individuelle ; ce modèle ne peut que générer la haine sociale et le chaos. En réalité, les deux modèles sont cousins, et ce sont les « satisfaits » qui font les « révoltés ».
La troisième voie consiste à instituer, entre l’individu et l’État, des instances intermédiaires, non pas imposées d’en-haut mais impulsées par la libre association des individus : les coopératives. Le propre d’une coopérative est que les bénéficiaires sont aussi les détenteurs de l’entreprise. Charles Gide entend privilégier les coopératives de consommation, car tout le monde est consommateur alors que tout le monde ne travaille pas. Il rêve d’une « République coopérative », voyant le principe coopératif s’étendre sur la France entière, à travers des associations, des mutuelles, mais aussi des Universités populaires (qui dispensent la coopération du savoir). Cette troisième voie ne serait pas seulement garante d’efficacité économique et de justice sociale, mais aussi de dignité : chacun, dans la République coopérative, serait considéré comme ayant une grande valeur aux yeux des autres, et à ses propres yeux.
Cette dimension éthique et pratique de la coopération est loin d’être
négligeable dans les motivations et les convictions de Charles Gide. Ainsi, en
1908, il s’adresse à des chrétiens séduits par les solutions collectivistes en
ces termes : « La coopération n’a rien pris à personne, et elle a
donné à beaucoup ; elle n’a brandi la foudre sur aucun des palais des
riches, mais elle a fait descendre ce rayon d’or qui s’appelle l’espérance dans
des millions de pauvres demeures… et tout cela en soixante ans, moins d’une vie
d’homme. À ceux qui diront : “Vous êtes impuissants !” nous
répondrons : “Voilà nos œuvres ! – Et vous, collectivistes, où sont
les vôtres ?” » On saisit bien que « l’espérance » est ici
à entendre, non pas comme l’attente d’un avenir radieux, mais comme la
réalisation déjà acquise de la restauration des personnes. Et lorsqu’en 1920, Charles
Gide – consécration suprême – est nommé au Collège de France, sur une chaire
consacrée à « La Coopération », créée pour lui et qu’il occupera dix
ans, il rappellera, non sans perspicacité, dans sa leçon inaugurale :
« Les coopératives n’auront coûté ni une goutte de
sang ni une larme à personne. Et tous les expérimentateurs sociaux ne peuvent
pas en dire autant ».
[1] Voir : Marc Pénin, Charles Gide 1847-1932. L’esprit critique, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Frédéric Rognon, Charles Gide. Éthique protestante et solidarité économique, Lyon, Olivétan, 2016.
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