Auteur : Ronald J. Sider
Aujourd’hui les gens ont des désaccords radicaux sur le véritable rôle du gouvernement. Quelles aides peuvent apporter à ce débat la Bible et l’histoire chrétienne ? Dans l’histoire d’Israël, nous voyons l’émergence lente de diverses institutions sociétales. Chez Abraham, chef d’une famille élargie, il est difficile de détecter une quelconque distinction entre les rôles de parent, de prêtre et de roi. Peu à peu, cependant, les institutions de la prêtrise et des prophètes se révèlent comme distinctes tant de la famille que du gouvernement. Dans l’histoire chrétienne, à mesure que le christianisme devient une foi universelle embrassant des personnes de toute tribu et de toute nation, l’Église devient une institution puissante clairement distincte de l’État, et souvent en conflit ouvert avec lui.
Le rôle du gouvernement se limite-t-il à contenir le mal ou est-il aussi de faire le bien ?
Dans toute la Bible, nous voyons le gouvernement (le roi, les tribunaux, etc.) appelés à contenir le mal et à punir ceux qui le perpétuent. Paul résume un enseignement biblique très riche dans un simple énoncé : l’autorité gouvernementale « est au service de Dieu pour montrer… sa colère à celui qui pratique le mal. » (Romains 13.4)
Cependant, en Romains 13, Paul précise un rôle positif du gouvernement avant de parler de sa fonction négative. Le gouvernement est « au service de Dieu pour ton bien » (13.4). Le but positif du gouvernement, promouvoir le bien commun, découle directement du fait que nous sommes créés à l’image du Dieu trinitaire, qui existe dans une communion d’amour mutuel. Nous sommes créés pour une interdépendance mutuelle et non pour un isolement individualiste. En outre, comme l’écrit Paul Marshall dans Thine is the Kingdom [À toi le règne] :
« Le fait que le livre de l’Apocalypse dise que les rois apportent leur gloire et l’honneur des nations dans la Nouvelle Jérusalem laisse entendre que l’entreprise politique a un mérite intrinsèque indépendamment des effets du péché. » (Apocalypse 21.24-26)
Malgré tout, il existe de nombreuses raisons pour qu’un gouvernement voie sa portée et sa puissance soumises à d’importantes limitations. La Bible est pleine de récits qui parlent de rois oppresseurs et de gouvernements mauvais et trop puissants (par exemple : 1 Rois 2 ; Apocalypse 13). Elle contient aussi beaucoup de mises en garde sur ce que feront les gouvernants puissants (1 Samuel 8.11-17). La souveraineté ultime de Dieu se dresse contre tout pouvoir gouvernemental terrestre. Lors de son procès, Jésus a rappelé sans ménagement à Pilate que son autorité et son pouvoir (et ceux de César) venaient de Dieu. À une époque où les empereurs romains commençaient à se prétendre divins, Paul dit qu’ils sont serviteurs de Dieu ! Dans toute l’histoire chrétienne, les chrétiens ont défié et limité les puissances gouvernementales pour ne prêter leur ultime allégeance qu’à Dieu seul.
Heureusement, les sociétés démocratiques mettent en application de bien des façons la vision d’un gouvernement limité. Celles-ci comprennent : la séparation constitutionnelle des pouvoirs (législatif, judiciaire et administratif) ; la quasi-indépendance des différentes sphères de gouvernement, nationale, régionale et locale ; les élections régulières, libres et démocratiques ; les institutions non gouvernementales autonomes ; la responsabilité des membres du gouvernement devant la loi ; et la liberté d’expression, de rassemblement et d’opposition.
Le gouvernement n’est pas la première solution de tous les problèmes sociaux. D’autres institutions : la famille, l’Église, l’école, le travail, les syndicats, ont toutes l’obligation de se pencher sur les questions sociétales. Dans chaque cas, nous devons nous demander quelle institution dans la société et quel niveau de cette institution pourra le mieux résoudre un problème donné.
Nous pouvons voir ce principe à l’œuvre dans divers textes bibliques qui montrent que c’est avant tout à la famille que revient l’obligation de venir en aide à ses membres dans le besoin. Dans un superbe texte sur le Jubilé, quand la pauvreté contraint une personne à vendre sa terre, c’est le parent le plus proche de la famille qui a la responsabilité première de soutenir cette personne (Lévitique 25.25, 35). Si aucun membre de la famille ne peut lui venir en aide, le pauvre a le droit de retourner légalement sur sa terre au prochain Jubilé (25.28). De même, 1 Timothée 5.16 insiste sur le fait que les parents d’une veuve chrétienne devraient être son premier moyen de soutien. Ce n’est que lorsque la famille ne peut venir en aide que l’Église intervient.
MAIS LE GOUVERNEMENT A un rôle. Fréquemment, l’État contribue au bien commun en encourageant d’autres institutions communautaires et en leur donnant des moyens d’action – que ce soit la famille, l’Église, les organisations sociales non gouvernementales ou les syndicats – pour qu’elles puissent exercer leur responsabilité de prise en charge des personnes économiquement dépendantes. L’objectif de l’État n’est cependant pas seulement de maintenir l’équilibre des pouvoirs dans la société. Son but ne se borne pas à donner à d’autres groupes dans la société les moyens de mener à bien leurs tâches. L’État a la responsabilité positive d’encourager la justice.
À maintes reprises, les textes bibliques disent : « L’Éternel… t’a établi roi pour que tu fasses droit et justice. » (1 Rois 10.9 ; Jérémie 22.15-16) Et ces deux mots clé, droit (tsedaqah) et justice (mishpat), ne font pas seulement référence à un système légal équitable mais aussi à des structures économiques justes. Les mots apparaissent souvent ensemble dans un parallélisme typiquement hébraïque, comme en Amos 5.24 : « Que le droit coule comme de l’eau, et la justice comme un torrent intarissable. »
Le mot mishpat apparaît 422 fois dans la Bible hébraïque. Il dérive du verbe shapat qui signifie gouverner et juger. Comme la société israélite ne faisait pas de distinction entre les aspects législatif, judiciaire et administratif du gouvernement, mishpat peut désigner aussi bien l’acte de statuer sur un cas au tribunal (Deutéronome 25.1), la décision judiciaire elle-même (1 Rois 20.40) ou une ordonnance légale et le droit jurisprudentiel. Il est probable que la meilleure traduction soit « justice ».
Tsedaqah (au féminin) apparaît 157 fois et tsedeq (au masculin) apparaît 119 fois dans la Bible. Tsedaqah signifie souvent norme ou étalon, c’est-à-dire comment les choses devraient être. Il peut y avoir une mauvaise loi (mishpat) mais pas de mauvaise tsedaqah. Tsedaqah fournit l’étalon qui peut mesurer une loi spécifique parce qu’elle définit la façon dont les choses devraient être. Le mot français « droit » est une traduction possible si on ne limite pas ce mot à des relations personnelles ou à des attitudes intérieures.
Le Dieu juste et droit qui ordonne au peuple d’imiter la justice de Dieu est la source et le fondement de la justice humaine. Dieu est un « juste juge » (Psaume 7.12) qui donne la justice divine aux dirigeants humains : « Ô Dieu, donne tes jugements (mishpat) au roi et ta justice (tsedaqah) au fils du roi ! » (Psaume 72.1) La justice humaine doit imiter la justice de Dieu (Deutéronome 10.17-19 ; 1.17). Dans de nombreux textes, il est clair que la justice procédurale (par exemple : des tribunaux équitables) est au cœur de la signification de ces mots bibliques clé. Cependant, ces deux mots ne sont pas limités à la justice procédurale dans les tribunaux.
Les prophètes ont aussi utilisé ces mots pour en appeler à la justice économique. Juste après avoir dénoncé Israël et Juda comme une vigne infidèle où Dieu avait en vain recherché mishpat et tsedaqah (Ésaïe 5.7), Ésaïe continue en dénonçant l’injustice économique de leur société : « Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison et joignent champ à champ, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace. Il n’y a de demeure que pour vous seuls au milieu du pays ! Voici ce que m’a révélé l’Éternel des armées : Certainement ces maisons nombreuses seront dévastées, ces grandes et belles maisons n’auront plus d’habitants. » (Ésaïe 5.8-9 : voir aussi Amos 5.11-12). De même, Michée condamne le riche et le puissant qui « convoitent des champs et s’en emparent, des maisons, et les enlèvent ; qui oppriment le citoyen et sa maison, l’homme et son héritage » (Michée 2.2) au lieu de pratiquer la justice (mishpat) que l’Éternel demande (Michée 6.8).
Ces prophètes du huitième siècle avant Jésus-Christ vivaient à l’époque où les monarchies d’Israël et de Juda avaient centralisé, au cours des deux siècles précédents, toutes les propriétés terriennes entre les mains d’une élite petite et puissante. De nombreux habitants avaient perdu leur terre et s’étaient appauvris sous l’oppression des puissants.
Parfois l’oppression venait d’une puissance royale brutale : voyez la saisie de la terre ancestrale de Naboth par Jézabel (1 Rois 21). Parfois elle était le fruit de lois injustes : « Malheur à ceux qui prescrivent des décrets funestes, à ceux qui transcrivent des arrêts injustes, pour tenir les pauvres à l’écart du jugement (mishpat) et dérober leur droit aux malheureux de mon peuple » (Ésaïe 10.1-2). Parfois elle était le fruit de la désobéissance aux lois censées protéger le pauvre : Exode 22.25-26 interdisait explicitement de prendre en gage le vêtement du pauvre jusqu’au lendemain, mais c’est justement ce qu’ont fait les puissants de l’époque d’Amos, puis ils ont étendu ces vêtements pour s’agenouiller dessus quand ils allaient adorer (Amos 2.8). Parfois encore elle était la conséquence des puissants qui abusaient du système judiciaire (Amos 5.10-11).
Selon les prophètes, Dieu a ressenti une telle colère contre les tribunaux corrompus et contre les pratiques économiques iniques d’Israël et de Juda (ainsi que contre leur idolâtrie), qu’il a détruit d’abord Israël, puis Juda, permettant à des envahisseurs étrangers de dévaster ces deux nations. Le dernier mot des prophètes n’est cependant pas la destruction et le désespoir. Ils regardaient au-delà de la captivité en pays étranger vers un nouveau jour, où mishpat et tsedaqah seraient restaurées. En ce jour-là, déclare Michée : « Ils habiteront chacun sous sa vigne et sous son figuier, et il n’y aura personne pour les troubler » (4.4). Dans la vision de la restauration reçue par Ezéchiel, Dieu proclame : « C’en est assez, princes d’Israël ! Faites cesser la violence et le pillage, pratiquez la droiture et la justice, délivrez mon peuple de vos expropriations » (Ézéchiel 45.9). Quand les dirigeants (c’est-à-dire le gouvernement) rendent la justice, les personnes qui avaient perdu leur propriété par la violence et l’oppression jouissent à nouveau de leur propre terre.
LE RÔLE POSITIF du gouvernement quand il fait progresser la justice économique se rencontre aussi ailleurs dans la Bible – en particulier dans des textes qui présentent le monarque idéal, les psaumes royaux et les prophéties messianiques par exemple.
Le Psaume 72 (psaume royal) décrit ainsi la mission du souverain : « Il fera droit aux malheureux du peuple, il sauvera les fils du pauvre et il écrasera l’oppresseur » (v. 4). Cette tâche est reconnue comme une œuvre de justice (1-3, 7). Qu’il soit représenté par le monarque ou par les anciens du village (Amos 5.12, 15), le pouvoir de gouvernement devrait servir à délivrer celui qui est économiquement pauvre et garantir les « droits du pauvre » (Jérémie 22.15-16 ; 21.12).
Les prophéties concernant la venue du souverain messianique enrichissent aussi l’image du souverain idéal. « Il jugera les pauvres avec justice, avec droiture il sera l’arbitre des malheureux sur la terre ; il frappera la terre du sceptre de sa parole, et du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant. » (Ésaïe 11.4) Ce souverain idéal agira comme un bon berger, endossant la responsabilité des besoins de son peuple : « J’établirai sur eux un seul berger, qui les fera paître » (Ézéchiel 34.23). Ézéchiel 34.3-4 accuse publiquement les bergers (c’est-à-dire : les dirigeants) d’Israël et expose leur échec à « faire paître » le peuple. Puis aux versets 15-16, les mêmes expressions sont répétées pour décrire la promesse de justice de Dieu :
« C’est moi qui les ferai reposer – oracle du Seigneur, l’Éternel. Je chercherai celle qui était perdue, je ramènerai celle qui était égarée, je panserai celle qui est blessée et je fortifierai celle qui est malade. Mais je détruirai celles qui sont grasses et vigoureuses. Je les ferai paître avec justice. »
Cette promesse sera accomplie avec la venue du souverain davidique (Ézéchiel 34.23-24). De même en Ésaïe 32.1-8, le monarque juste et sage qui est promis est mis en opposition avec l’insensé qui laisse vide l’affamé (v. 6).
Cet enseignement sur le rôle du gouvernement s’applique non seulement à Israël, mais à tous les gouvernements en tout lieu. Le monarque idéal devait être un canal de la justice de Dieu (Psaume 72.1) qui s’étend au monde entier (par exemple : Psaume 9.8-9). En Daniel 4.27, Dieu enjoint le monarque de Babylone tout autant que le roi d’Israël à apporter « la justice… la compassion envers les malheureux ». De même en Proverbes 31.9, le roi Lemouel (considéré, en général, comme un monarque du nord de l’Arabie) doit défendre « la cause du malheureux et du pauvre. » L’obligation générale du roi israélite est de garantir que le faible soit jugé avec équité. De plus veiller à ce que les choses indispensables de la vie de tous les jours soient accessibles est, d’un point de vue biblique, un devoir pour tous les dirigeants.
L’enseignement sur le monarque d’Israël juste et idéal, que ce soit celui des psaumes royaux ou celui des prophéties messianiques, ne peut être réduit au seul règne messianique à venir. Dieu exigeait que les rois d’Israël soient les garants, à leur époque, de ce que le souverain messianique apporterait un jour plus complètement : à savoir, cette justice qui libère le pauvre de l’oppression. Le souci de Dieu, pour aujourd’hui et pour demain, en Israël et hors d’Israël, est que le gouvernement favorise le bien commun, en particulier celui du pauvre.
Aucun principe général sur le rôle adéquat du gouvernement pour résoudre des problèmes ne peut remplacer la nécessité d’une sagesse prudente à tout moment particulier. Nous pouvons nous accorder sur le principe catholique de subsidiarité qui veut que les problèmes sociaux devraient être résolus à un niveau aussi local que possible pour être efficace ; que l’action du gouvernement devrait renforcer et non miner la vitalité des institutions non gouvernementales ; qu’il arrive que les problèmes sociaux soient si vastes que le gouvernement se doit de jouer un rôle important ; que certaines choses sont, de par leur nature même, mieux faites par le gouvernement, même à un haut niveau de gouvernement. (Par exemple, des lois sur le salaire minimum et des lois qui exigent des industries de prévenir la pollution ou de payer le prix qui en découle sont nécessaires parce que, sans elles, les industries qui choisissent librement de payer des salaires décents ou de ne pas polluer se retrouveraient comparativement désavantagées face à celles qui ne le font pas.)
Mais, il n’existe aucune formule pour calculer la façon dont un mélange de principes s’applique à une proposition gouvernementale donnée. Nous devons élaborer des jugements humains limités sur le déséquilibre actuel des choses et l’étendue des corrections nécessaires. Comme même notre meilleur jugement peut se tromper, nous devons conserver une humilité et une hésitation fondamentales vis-à-vis de toutes nos conclusions politiques concrètes.
Nous devons reconnaître que la société est beaucoup plus large que l’État et renferme beaucoup d’institutions non gouvernementales cruciales qui ont leur propre indépendance et leur propre valeur. Cependant, le gouvernement doit agir pour promouvoir la justice économique, en particulier pour rendre aux pauvres et aux malheureux leur pouvoir. Les chrétiens devraient respecter le gouvernement et lui accorder une grande valeur comme étant quelque chose de bon que Dieu a donné pour promouvoir le bien et contenir le mal.
Ronald J. Sider est professeur de théologie, ministère holistique et politique publique au Palmer Theological Seminary et directeur du Centre Sider de la faculté dédié au ministère et à la politique publique. Il est également président de Evangelicals for Social Action [Évangéliques pour l’action sociale]. Cet article est adapté d’un de ses livres à paraître prochainement, Thinking Biblically About Politics [Réfléchir bibliquement à la politique] (Baker, 2008).
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