Auteur : René Padilla
René Padilla a présenté ce survol historique du mouvement évangélique à la conférence du Réseau Michée qui s’est tenue à Oxford en 2001.
Jusqu’où l’Église devrait-elle s’intéresser au problème de la justice dans la société ? Les chrétiens devraient-ils regarder les droits de l’homme comme quelque chose qui rentre nécessairement dans le domaine de leur responsabilité ? Si la justice est un souci chrétien, comment l’Église peut-elle la favoriser dans la société ? Quels sont les critères bibliques et théologiques pour évaluer le système économique mondialisé actuel ? Comment des organismes évangéliques sont-ils le mieux à même de répondre aux besoins des pauvres et des opprimés dans un monde marqué par la mondialisation ? Quelles sont les perspectives pour un travail de plaidoyer international dans une perspective façonnée par la Bible ? Comment l’action en faveur de la justice se rattache-t-elle à l’évangélisation ?
Le fait que nous puissions poser de telles questions met en relief les changements qui sont intervenus ces dernières décennies pour un nombre significatif d’évangéliques à travers le monde, en égard à leur compréhension de la mission de l’Eglise. Il est certain que l’importance de la Mission Intégrale ne fait pas l’unanimité parmi les évangéliques. Cependant, beaucoup de personnes qui écartaient autrefois de telles questions comme dépourvues de pertinence, sont maintenant ouverts à une approche plus holistique de la mission.
L’évolution du concept de Mission Intégrale peut se découvrir en survolant les grandes conférences évangéliques internationales des dernières décennies. Une vue d’ensemble complète n’est pas possible dans les limites de cet exposé, mais nous tenterons de décrire le processus par lequel la Mission Intégrale a été inscrite à l’ordre du jour des préoccupations des évangéliques, en commençant par le Congrès de Wheaton de 1966 sur la Mission mondiale de l’Église et en concluant par la Conférence de Wheaton de 1983 sur l’Eglise et sa réponse aux besoins de l’homme.
De Wheaton (1966) à Chicago (1973)
Avec près de 1 000 participants en provenance de 71 pays, le Congrès sur la Mission mondiale de l’Eglise (Wheaton 1966) fut un effort important pour repenser la mission de l’Église de façon globale. La Déclaration de Wheaton fut regardée par certains comme une « déclaration radicalement conservatrice émanant d’une source conservatrice ». La Déclaration de Wheaton eut néanmoins le mérite de reconnaître que « nous sommes coupables d’un isolement non biblique par rapport au monde, qui nous empêche trop souvent de faire face à ses problèmes et de les affronter ». Elle confesse un « échec dans l’application des principes scripturaires à des problèmes comme le racisme, la guerre, l’explosion de la population, la pauvreté, la désintégration de la famille, la révolution sociale et le communisme ». Elle exhorte « tous les évangéliques à se déclarer ouvertement et fermement en faveur de l’égalité des races, de la liberté humaine et de toutes les formes de justice sociale dans le monde entier ».
C’était clairement une nouvelle attitude à l’égard de la responsabilité de l’Église envers le monde qui se frayait un chemin dans le mouvement évangélique. Ce souci nouveau était lié à la contribution d’un certain nombre de participants issus du « Deux-Tiers Monde ». D’après un observateur conservateur, « leurs recommandations ont pesé d’un grand poids dans la mise en forme finale de la Déclaration ». Ceci peut aider à comprendre comment un tel document a pu sortir d’une conférence sur la mission tenue aux Etats-Unis à une époque où le mouvement évangélique de ce pays ne s’intéressait tout simplement pas au changement social ou à l’action sociale.
La grande rencontre internationale qui a suivi, le Congrès Mondial sur l’Évangélisation (Berlin 1966), s’est réunie sous le slogan, « Une race, un Évangile, une tâche ». Malgré la participation de représentants de 100 pays, le congrès a été « occidental de façon prédominante dans son organisation et dans son expression ». Dans son discours d’ouverture, Billy Graham a réaffirmé sa conviction que « si l’Eglise revenait à sa tâche principale, celle d’annoncer l’Évangile et d’amener les hommes à se convertir à Christ, elle aurait un impact bien plus grand sur les besoins sociaux, moraux et psychologiques de l’homme qu’elle ne pourrait en avoir par quelqu’autre action que ce soit ». Il se fit donc la voix de l’un des présupposés de base des organisateurs du Congrès et aucun progrès ne se fit en direction d’un concept plus englobant de la mission. Les congrès régionaux sponsorisés par l’association d’évangélisation de Billy Graham qui suivirent furent encore plus significatifs. A chacun d’entre eux et avec une régularité surprenante, les orateurs mentionnèrent la question de l’engagement social chrétien comme étant intimement liée à l’évangélisation.
Une conscience sociale sensibilisée est un élément essentiel de la Mission Intégrale et l’Atelier de Thanksgiving qui s’est tenu à Chicago en 1973 sur les évangéliques et la question sociale fut un jalon dans le réveil de la conscience sociale évangélique aux États-Unis. La Déclaration de Chicago sur les évangéliques et la question sociale fut accueillie avec enthousiasme par de nombreuses personnes qui virent en elle la preuve que les évangéliques étaient en train d’aller au-delà de la dichotomie traditionnelle entre l’évangélisation et la responsabilité sociale.
Lausanne 1974
Avec tout ce que nous venons de dire, le fait que le Congrès International sur l’Evangélisation du Monde (Lausanne 1974) devienne un tournant décisif dans l’affirmation que la Mission Intégrale est la mission de l’Eglise ne devrait étonner personne. Etant donnée la marque profonde laissée dans la vie et dans la mission du mouvement évangélique partout dans le monde, le congrès de Lausanne peut être regardé comme le rassemblement évangélique mondial le plus important du 20e siècle. Il est devenu un catalyseur pour l’évangélisation et une matrice pour la réflexion théologique sur les questions qui furent placés à l’ordre du jour missionnaire évangélique par la Déclaration de Lausanne. Sur les liens entre les dimensions évangélisatrices et sociétales de la mission chrétienne, le § 5 de la Déclaration de Lausanne déclare :
Nous affirmons que Dieu est à la fois le Créateur et le Juge de tous les hommes ; nous devrions par conséquent désirer comme lui que la justice règne dans la société, que les hommes se réconcilient et qu’ils soient libérés de toutes les sortes d’oppressions. L’homme étant créé à l’image de Dieu, chaque personne humaine possède une dignité intrinsèque, quelle que soit sa religion ou la couleur de sa peau, sa culture, sa classe sociale, son sexe ou son âge ; c’est pourquoi chaque être humain devrait être respecté, servi et non exploité. Là aussi, nous reconnaissons avec humilité que nous avons été négligents et que nous avons parfois considéré l’évangélisation et l’action sociale comme s’excluant l’une l’autre. La réconciliation de l’homme avec l’homme n’est pas la réconciliation de l’homme avec Dieu, l’action sociale n’est pas l’évangélisation et le salut n’est pas une libération politique. Néanmoins, nous affirmons que l’évangélisation et l’engagement socio-politique font tous deux partie de notre devoir chrétien. Tous les deux sont l’expression nécessaire de notre doctrine de Dieu et de l’homme, de l’amour du prochain et de l’obéissance à Jésus-Christ. Le message du salut implique aussi un message de jugement sur toute forme d’aliénation, d’oppression et de discrimination. Nous ne devons pas craindre de dénoncer le mal et l’injustice où qu’ils soient. Lorsque les hommes acceptent le Christ, ils entrent par la nouvelle naissance dans son Royaume et ils doivent rechercher, non seulement à refléter sa justice, mais encore à la répandre dans un monde injuste. Le salut dont nous nous réclamons devrait nous transformer totalement dans notre façon d’assumer nos responsabilités personnelles et sociales. La foi sans les œuvres est morte. (Cité selon la traduction française officielle, réunissant le Manifeste de Manille et la Déclaration de Lausanne.)
Il ne s’agit pas là d’une simple affirmation du devoir des chrétiens face au péché social en termes d’injustice, d’aliénation, d’oppression et de discrimination. C’est aussi un exposé raisonné en faveur d’une implication chrétienne par rapport à ces maux sociaux, commençant par une reconnaissance de Dieu comme « à la fois Créateur et Juge de tout homme ». On considère de la sorte que l’action sociale chrétienne possède une base théologique, en tant qu’expression de convictions bien définies : à l’égard de Dieu et de l’humanité, du salut et du royaume.
On peut difficilement surestimer l’importance de cette déclaration qui provient d’une conférence dont un grand nombre de participants avaient bien trop souvent considéré l’évangélisation et l’action sociale comme « s’excluant l’une l’autre ». La Déclaration n’a pas seulement exprimé sa repentance pour le fait d’avoir négligé l’action sociale ; elle a également reconnu que l’engagement socio-politique était avec l’évangélisation un aspect essentiel de la mission chrétienne. Ce faisant elle a porté un coup fatal aux tentatives de réduire la mission à la multiplication des chrétiens et des Églises par le moyen de l’évangélisation.
Cependant, les années qui ont suivi ont montré que, loin de régler le problème, le congrès de Lausanne n’avait pas fait grand chose de plus que de mettre le doigt sur le besoin de traiter du rôle de l’engagement social : l’intégrité de l’Église et de sa mission en dépendaient. Déjà pendant le congrès, un groupe important avait publié un document intitulé « Une réponse à Lausanne » dont le but était de souligner que l’on n’avait pas mis l’accent comme il convenait sur les questions relatives à la justice dans la Déclaration de Lausanne. La définition de l’Évangile de Jésus-Christ formulé par le document – « la Bonne Nouvelle de la libération, de la plénitude et du salut qui est personnel, social, global et cosmique » – représentait la déclaration la plus forte sur la mission intégrale jamais formulée par des évangéliques à ce moment-là.
De Willowbank 1978 à Pattaya 1980
La Déclaration de Lausanne fut reçue dans le monde entier avec un grand intérêt et même avec euphorie par des chrétiens d’orientations théologiques diverses. Inversement, d’autres interprétèrent Lausanne comme une dérive dangereuse par rapport à la vérité biblique et comme un compromis tragique avec une soi-disant « théologie œcuménique ». John Stott en particulier fut placé sous le feu des critiques pour avoir défini l’action sociale comme « partenaire de l’évangélisation », détrônant ainsi l’évangélisation de sa place « d’unique objectif historique de la mission ».
Malgré ses opposants – dont la majorité fait partie de l’establishment missionnaire nord américain – la mission intégrale a continué à être soutenue parmi les évangéliques, en particulier dans le Deux-Tiers Monde. Les problématiques qu’elle soulevait devinrent la force motrice de plusieurs consultations mondiales qui eurent lieu à la fin des années 70 et au début des années 80 et qui s’occupèrent explicitement de la question de la justice, ou du moins l’abordèrent. Lors de la Consultation internationale sur « l’Évangile et la culture » (Willowbank, 1978), par exemple, on reconnut que « trop souvent nous avons ignoré les peurs et les frustrations des gens, leurs souffrances et leurs préoccupations, ainsi que leur faim, leur pauvreté, leurs privations ou leur oppression, c’est-à-dire les besoins qu’ils ressentaient, et que nous avons été trop lents à nous réjouir avec eux ou à pleurer avec eux ». La conférence souligna le besoin de prendre l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ comme un modèle pour le témoignage chrétien. Un paragraphe sur les « structures de pouvoir et la mission » est encore plus significatif. Après avoir fait référence à la pauvreté des masses dans le Deux-Tiers Monde, il déclare que « leur situation difficile est dû en partie à un système économique contrôlé principalement par des pays du Nord ». Face à cette situation, ce document prophétique appelle à la solidarité avec les pauvres et à la dénonciation de l’injustice « au nom du Seigneur qui est le Dieu de la justice aussi bien que de la justification ». Il exprime sa préoccupation au sujet d’un « genre occidental de syncrétisme » – « peut-être la forme la plus insidieuse de syncrétisme aujourd’hui » – qui est « la tentative de mélanger un Évangile privé qui est un Évangile de pardon personnel et une attitude mondaine (et même démoniaque) à l’égard de la richesse et du pouvoir ».
Le même intérêt pour la mission intégrale se reflète dans d’autres déclarations provenant de diverses conférences tenues à la même période. La déclaration de Madras sur l’Action sociale évangélique, esquissée lors de la Conférence sur l’Action Sociale Évangélique (All India) (1979), a posé les bases pour une action chrétienne responsable face à l’oppression grandissante des classes les moins privilégiées, à la persistance du système des castes et au taux croissant de violence communautaire ». La lettre pastorale publiée par le second congrès latino-américain sur l’évangélisation (Lima, Pérou, 1979) s’est fait l’écho d’une préoccupation profonde pour « ceux qui ont faim et soif de justice, ceux qui sont privés de ce dont ils ont besoin pour survivre, pour les groupes ethniques marginalisés, les familles détruites, les femmes qui n’ont pas de droits, les jeunes gens voués au vice ou poussés à la violence, les enfants souffrant de la faim, de l’abandon, de l’ignorance ou de l’exploitation ».
La Consultation internationale sur le sujet « Un style de vie simple » (Hoddesdon, Angleterre) est particulièrement important lorsque l’on considère la mission intégrale. Malgré son caractère concis, le document publié à la fin de la rencontre, « Un engagement évangélique à un style de vie simple », a fini par devenir une déclaration importante du souci évangélique de justice. Les participants à la conférence, « troublés par les injustices du monde, préoccupés par ses victimes, et poussés à la repentance » pour leur complicité dans cet état de choses, dénoncèrent la destruction de l’environnement, le gaspillage et l’accumulation des richesses. Ils reconnurent leur propre implication dans ces choses. Ils reconnurent que la pauvreté involontaire est « une offense à la bonté de Dieu », que « l’appel de Dieu aux dirigeants leur dit d’utiliser le pouvoir pour défendre les pauvres et non pour les exploiter », et que « l’Église doit se tenir avec Dieu et les pauvres contre l’injustice, souffrir avec eux, et appeler les dirigeants à remplir le rôle que Dieu leur a donné ». Ils se sont engagés à réexaminer leurs revenus et leurs dépenses « afin de se débrouiller avec moins et de donner plus » et « de contribuer plus généreusement à des projets de développement humains ». Reconnaissant cependant que des changements dans le style de vie n’auraient pas les effets voulus sans des changements dans les systèmes d’injustices, ils déclarèrent que « les serviteurs du Christ doivent exprimer sa seigneurie dans leurs engagements politiques, sociaux et économiques et dans leur amour pour leur prochain en prenant part au processus politique ». En conséquence, ils exprimèrent leur dessein de « prier pour la paix et la justice, selon le commandement de Dieu » et d’ « éduquer le peuple chrétien au sujet des sujets moraux et politiques impliqués ». Ils dirent que « tous les chrétiens doivent participer à un combat actif pour créer une société juste et responsable », incluant la « résistance à un ordre établi injuste » et être prêts à souffrir car « le service implique toujours la souffrance ». Scherer a raison de faire remarquer que cette conférence aborda un certain nombre de « thèmes rarement exprimés avec une telle passion dans les cercles évangéliques de mission ».
Il est clair, comme cela se voit dans ces documents, que les évangéliques ont pris un tournant à Lausanne en ce qui concerne leur compréhension des implications sociales de l’Évangile et de la mission de l’Église. Cependant, il ne serait pas difficile de prouver que les organisateurs de la grande conférence internationale sponsorisée par le Comité de Lausanne pour l’Évangélisation du Monde qui a suivi, celle de Pattaya en Thaïlande (1980), ont fait un effort particulier pour qu’il soit clair que l’évangélisation du monde soit regardée comme la tâche de l’Eglise. Sous le slogan « Comment entendront-ils ? », Pattaya devait être un « travail de consultation dont l’objectif principal était de développer des stratégies d’évangélisation réalistes pour atteindre pour Christ les peuples non atteints ». Le fait que les organisateurs étaient presque exclusivement intéressés par le comment de la communication (verbale) de l’Évangile apparaît évidemment dans le matériel diffusé avant la rencontre qui se concentrait sur les « groupes ethniques » et sur le « principe d’unité homogène ». Cette préoccupation explique le contrôle serré exercé par les dirigeants au cours de la conférence – avec la peur que les aspects sociaux de la mission détournent l’attention de l’évangélisation. Selon les termes d’un participant, « Pattaya était, d’une certaine manière, pré-emballée ».
Cependant, lors des mini-consultations de la Conférence qui se réunissaient pour examiner la stratégie à adopter pour atteindre les non-chrétiens dans les groupes ethniques, un travail de pensée créative important fut réalisé. Par conséquent, la tentative d’enserrer la Conférence dans les limites d’une définition étroite de la mission fut contrebalancée au niveau de la base. Certains des Articles Ponctuels de Lausanne publiés après la consultation de Thaïlande démontrent que plusieurs des mini-consultations laissèrent de côté l’intérêt « officiel » pour la stratégie et « allèrent de l’avant à partir des acquis de Lausanne ». Certains des sujets discutés dans ces groupes devinrent la base d’une Déclaration pour exprimer des préoccupations concernant l’avenir du Comité de Lausanne pour l’évangélisation du monde qui fut signée par 185 personnes en 24 heures sans l’aide d’aucune publicité officielle. Cette Déclaration reprenait le Comité de Lausanne, lui reprochant de ne pas « s’intéresser sérieusement aux problèmes sociaux, politiques et économiques de beaucoup de parties du monde qui sont une pierre d’achoppement pour la proclamation de l’évangile ». Elle appelait le mouvement de Lausanne à aider les chrétiens, « non seulement à identifier les groupes ethniques, mais aussi les institutions sociales, économiques et politiques qui déterminent leur vie et les structures derrière ces institutions qui font obstacle à l’évangélisation » et de donner des conseils sur la manière dont des évangéliques qui prêtent leur soutient à des régimes répressifs ou à des politiques économiques injustes « peuvent être atteint par l’Évangile biblique tout entier et être sommés de se repentir et d’œuvrer pour la justice ». Cette déclaration fut présentée au Comité de Lausanne pour l’Évangélisation du Monde comme une « tentative sincère de construire des ponts entre des chrétiens évangéliques qui ne sont pas encore d’accord sur la relation entre l’évangélisation et l’engagement socio-politique ». La direction de la Conférence l’ignora et il ne fut pas permis d’en faire une discussion en assemblée plénière.
La Déclaration de Thaïlande, adoptée à la fin de la Consultation sur l’Évangélisation du Monde ratifia l’engagement chrétien à la fois envers l’évangélisation et envers l’action sociale. En même temps, cependant, elle fit savoir clairement que – pour les organisateurs de la consultations au moins – il était temps de réaffirmer « la primauté de l’évangélisation ». Ainsi, sous l’influence de l’establishment évangélique américain, on souscrivit à la proposition faite dans la Déclaration de Lausanne que « dans la mission de service sacrificiel de l’Eglise, l’évangélisation a la primauté », bien qu’il ait aussi été dit que « rien de ce qui se trouvait dans la Déclaration de Lausanne n’échappait à nos préoccupations, tant qu’on le reliait clairement à l’évangélisation du monde ». Comme Bosch commente à juste titre, « la signification de cette phrase repose dans ce qu’elle ne dit pas – à savoir que rien de ce qui se trouve dans la Déclaration de Lausanne n’échappe à nos préoccupations, tant que cela favorise clairement l’implication chrétienne dans la société ».
De Grand Rapids 1982 à Wheaton 1983
En juin 1982 la question de la mission intégrale fut abordée de nouveau à la Consultation Internationale sur la relation entre l’évangélisation et la responsabilité sociale à Grand Rapids, Michigan. La consultation définit la relation entre l’évangélisation et l’action sociale de trois manières. Premièrement, l’action sociale est une conséquence de l’évangélisation puisque ceux qui y sont impliqués sont chrétiens. En fait, ils doivent s’y impliquer parce qu’ils sont sauvés « pour de bonnes œuvres » et cela signifie que l’action sociale est aussi un des buts de l’évangélisation. Deuxièmement, l’action sociale est aussi un pont vers l’évangélisation puisqu’elle exprime l’amour de Dieu et de cette façon, elle élimine les préjugés et ouvre la voix à la proclamation de l’Évangile. Troisièmement, l’action sociale est un partenaire de l’évangélisation et est liée à elle dans la mission chrétienne comme les deux lames d’une paire de ciseaux ou les deux ailes d’un oiseau.
A propos de la primauté de l’évangélisation le document de Grand Rapids déclare qu’une telle primauté ne peut être affirmé que dans un sens limité et non absolu. Elle considère que la primauté de l’évangélisation est, en premier lieu, logique puisque « le fait même de la responsabilité sociale chrétienne présuppose des chrétiens socialement responsables, et qu’ils ne peuvent être devenus tels que par l’évangélisation et la formation de disciples ». Deuxièmement, cette primauté est théologique puisque « l’évangélisation se rapporte à la destinée éternelle des personnes et [qu’] en leur apportant la bonne nouvelle du salut, les chrétiens font ce que personne d’autre ne peut faire ». Mais le rapport de Grand Rapids admet également que le choix entre évangélisation et action sociale est « largement conceptuel » et qu’en pratique « les deux sont inséparables » et qu’ « elles se soutiennent et se renforcent mutuellement dans une spirale ascendante qui fait augmenter le souci de l’une comme de l’autre ». Si l’évangélisation et l’action sociale sont si intimement liés que leur partenariat est « en réalité, un mariage », il est évident que la primauté de l’évangélisation ne signifie pas que l’évangélisation devrait être considérée toujours et partout comme plus importante que son partenaire. Si tel était le cas, quelque chose ne tournerait pas rond dans ce mariage !
Certains critiques ont le sentiment que la Consultation n’a pas entièrement réussi à éviter un dualisme entre l’évangélisation et l’engagement social. Selon eux, en considérant que le fait que l’évangélisation pouvait être réduit à la proclamation verbale de l’Évangile allait de soi, le document de Grand Rapids a posé les bases pour un concept de mission comparable à un mariage dans lequel les deux partenaires – parole et action – sont « égaux, mais séparables ». Un concept plus biblique de la mission suggère qu’il n’y a pas d’évangélisation sans action sociale et qu’il n’y a pas d’action sociale chrétienne sans une dimension d’évangélisation. Il faut noter, cependant, que le document de Grand Rapids lui-même affirme que « l’évangélisation, même lorsque l’intention sociale n’est pas première, a néanmoins une dimension sociale, et de même que la responsabilité sociale, même lorsque l’intention d’évangéliser n’est pas première a néanmoins une dimension évangélisatrice ». Une telle déclaration peut difficilement être améliorée.
L’affirmation évangélique la plus forte d’engagement envers la mission intégrale dans le dernier quart du vingtième siècle fut la Déclaration de Wheaton (1983) : « Transformation : la réponse de l’Église aux besoins humains » (Wheaton, Illinois, 1983). Elle reconnaît que c’est « seulement en répandant l’Évangile que le besoin le plus essentiel de l’être humain peut être satisfait : être en communion avec Dieu ». Mais elle critique aussi les chrétiens qui « ont tendu à voir la tâche de l’Église comme consistant simplement à rattraper des survivants dans un naufrage dans une mer hostile ». Elle ne permet aucun type d’approbation face aux maux sociaux : « soit nous mettons en cause les structures mauvaises de la société, soit nous les soutenons ». Elle s’élève contre « les nombreuses Eglises, mission et sociétés qui soutiennent le statu quo économique, et par leur silence leur accordent un soutien tacite ». Elle affirme que « le mal n’est pas seulement dans le cœur humain mais aussi dans les structures sociales » et attire l’attention sur l’exemple de Jésus, qui « par ses actes de miséricorde, son enseignement et son style de vie… a exposé les injustices dans la société et condamné la satisfaction de soi de ses dirigeants ».
Dans la section consacrée à l’Église locale, la Déclaration de Wheaton soutient que les congrégations ne doivent pas s’en tenir aux ministères traditionnels, mais « doit aussi répondre aux problèmes du mal et des injustices sociales dans la communauté et plus largement dans la société ». Elle appelle les organisations humanitaires « à considérer que leur rôle est de faciliter la tâche de l’Eglise dans l’accomplissement de sa mission » et les avertit du danger d’exploiter la situation critique des pauvres « pour satisfaire les besoins et les attentes des donateurs ».
La section finale est une forte affirmation de la venue du Royaume de Dieu en Jésus-Christ, comme base pour la mission intégrale. « Nous affirmons », dit-elle, « que le Royaume de Dieu est à la fois présent et futur, à la fois sociétal et individuel, à la fois physique et spirituel… Il grandit comme un grain de moutarde, jugeant et transformant tout à la fois l’âge présent. » Vue de cette perspective, l’eschatologie n’est pas un encouragement à fuir dans un futur lointain, mais un stimulant « pour insuffler l’espérance dans le monde, à la fois pour le temps présent et pour celui qui suit ». « En tant que communauté du temps de la fin anticipant la fin, nous nous préparons pour les choses dernières en nous engageons dans celles qui sont avant-dernières », et cela signifie que nous devons « évangéliser, répondre aux besoins humains immédiats, et peser en faveur de la transformation de la société ».
La Déclaration de Wheaton de 1983 est un véritable accomplissement comme synthèse de la base théologique de la mission intégrale et un résumé des questions les plus importantes qui peuvent se poser eu égard à l’Église en tant qu’agent de Dieu pour une transformation holistique. Il serait difficile de trouver un document établi après 1983 dans les cercles évangéliques dans le monde qui irait plus loin que la Déclaration de Wheaton de 1983 dans la redécouverte d’une vision intégrale de l’Eglise et de sa mission. Le manifeste de Manille, publié par le Second Congrès International sur l’Évangélisation du Monde (Lausanne II), qui a eu lieu à Manille en juillet 1989, a ratifié en des termes généraux la Déclaration de Lausanne, y compris le soutien de la Déclaration en faveur de l’implication socio-politique. Mais Vladir Steuernagel du Brésil a clairement mis en relief le manque d’attention adéquate au problème de la justice dans un petit discours de dix minutes qu’il lui a été permis de faire en session plénière tout à la fin du congrès. Le manifeste de Manille n’atteint en aucune façon le niveau de la Déclaration de Wheaton de 1983 dans son affirmation de la mission intégrale. La déclaration de Wheaton affirmait dans des termes sans équivoque que l’engagement social et politique est un aspect essentiel de la mission chrétienne. Comme Bosch l’a signalé, « pour la première fois la dichotomie perpétuelle [entre l’évangélisation et l’implication sociale] était surmontée, dans une déclaration officielle émanant d’une conférence évangélique internationale ».
Marcelle TANGA dit
J’ai été édifiée par la lecture de cet article. Il y a un moment je souhait avoir une explication détaillée du concept de la mission intégrale et je suis satisfaite. Merci.
Marcelle TANGA dit
Je voulais mieux comprendre le sens de la mission intégrale et la place de l’action sociale dans la mission de l’église; j’ai été édifiée en lisant cet article. Merci.