Par Martin Kopp, théologien écologique protestant, docteur de l’Université de Strasbourg, membre du Conseil et président de la commission écologie – justice climatique de la Fédération protestante de France et directeur de la campagne internationale Living the Change, GreenFaith.
En Occident, nous serions passés d’une société du croire à une société du croître. Hier, la chrétienté. Aujourd’hui, la croissance du PIB. À y regarder de plus près, cependant, cette société est elle-même croyante. Il est cru que la croissance économique peut se perpétuer indéfiniment, malgré le dépassement de limites écologiques, ou que la richesse accumulée par les uns ruissellerait automatiquement vers les autres, malgré le creusement des inégalités. Nous vivons dans une certaine croyance à la croissance.
Comment nous tenir face à cela comme chrétiens ? Qu’en est-il de notre croire au croître ? Dans la Bible, ce qui est dit de la croissance de la richesse d’une personne ou d’une communauté diffère entre l’Ancien et le Nouveau Testament. À la suite du Christ, il nous faut assumer cette rupture. Loin de l’expérience des patriarches puis de celle d’Israël, pour Jésus, de manière générale, la volonté d’enrichissement est fermement condamnée – la parabole du semeur le résume bien, où la séduction des richesses fait partie des épines qui étouffent la Parole et l’empêchent de porter du fruit (Mt 13.22 // Mc 4.19).
Pourtant, dans notre thèse de doctorat, nous avons inventorié six passages du Nouveau Testament qui traitent de l’enrichissement du chrétien ou de l’Église, tel que voulu par Dieu (Mt 6.19-21 ; Lc 12.16-20 ; 1 Tm 6.17-19 ; Ap 3.14-21 ; Mt 25.14-30 // Lc 19.11-28)[1]. Un certain enrichissement n’y est-il pas commandé ? Oui, mais à chaque fois, la croissance de l’avoir y est subvertie. Nous ne pourrons résumer notre étude sur la théologie de la croissance ici ; choisissons donc un seul texte, qui invite à une générosité.
Dans le passage de l’évangile selon Luc référencé, Jésus raconte la parabole d’un homme déjà riche qui, ayant bénéficié d’une exceptionnelle bonne récolte sur sa grande propriété, réfléchit pour lui-même à ce qu’il va en faire, et décide : « je vais démolir mes greniers, j’en bâtirai de plus grands et j’y rassemblerait tout mon blé et mes biens »[2] (v. 18). Rassuré, il pourra, lui, profiter de la vie : « repose-toi, mange, bois, fais bombance » (v. 19). Mais Dieu intervient et dit : « Insensé, cette nuit même on te redemande ta vie, et ce que tu as préparé, qui donc l’aura ? » (v. 20). Jésus conclut : « Voilà ce qui arrive à celui qui amasse un trésor pour lui-même au lieu de s’enrichir auprès de Dieu. » (v. 21).
Ce passage appelle, selon nous, trois remarques clés pour notre temps. La plus évidente est la condamnation du choix consistant à accumuler un trésor pour soi. Ce sont le projet de profiter soi-même de la récolte et l’attitude égoïste, le positionnement autocentré qui le détermine, qui sont condamnés. L’alternative ? Elle n’est pas mentionnée explicitement. Il est toutefois clair, entre les lignes, que l’homme aurait dû faire bénéficier d’autres personnes de cet enrichissement surprise : sa famille, ses serviteurs et ouvriers, les veuves, orphelins, émigrés et autres pauvres. Voici un appel fort aux partages !
Cette distribution généreuse ne serait pas une simple action bonne. Elle est décrite implicitement par Jésus comme un enrichissement simultané, auprès de Dieu. Cette idée, qui se trouve par exemple aussi dans le texte de Matthieu référencé, nous dit que le partage est, en fait, aussi un enrichissement alternatif. Ce sont les vases communicants : une certaine décroissance personnelle, sur terre, par le don et la mise en commun des biens, produit une croissance personnelle, auprès de Dieu. Si la réalité de ce qui est signifié par Jésus demeure mystérieuse, nous pouvons croire cet enrichissement.
Enfin, notons qu’il est question d’une personne riche. Il s’agit de partager ce qui déborde le bien-avoir ; c’est le « trésor » (en grec thêsauros, comme dans « thésauriser »), c’est-à-dire le surplus, qui est partagé. Ainsi, nous ne sommes pas appelés à amputer ce qui est important pour nous. Nous sommes plutôt dans la situation de Zachée (19.1-10) que dans celle d’un appel au dénuement total (12.33-34). Il est des croissances personnelles légitimes, jusqu’à un certain point. Jésus ne pose pas en norme un refus du monde ou des biens ; au-delà du bien-avoir, toutefois, il nous appelle à décroître, toujours à nouveau, pour faire croître autrui vers le nécessaire à la vie.
Cette générosité dans nos vies économiques personnelles n’est-ce pas fidèle à l’équilibre du commandement d’amour : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?
[1] Martin Kopp, Croître en Dieu ? La théologie protestante interrogée par la décroissance selon Serge Latouche, Thèse dirigée par Frédéric Rognon, Strasbourg, Université de Strasbourg, 2018.
[2] Nous utilisons la traduction de la TOB, dans sa version 2010.
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