Par Frédéric Rognon, professeur de philosophie à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg ; auteur entre autres de : Charles Gide. Éthique protestante et solidarité économique, Lyon, Olivétan, 2016.
Les fondements théologiques de la solidarité
Charles Gide cherche donc à inscrire l’idéal coopératif dans la tradition chrétienne, ou plus exactement à mettre au jour les fondements scripturaires et théologiques de la solidarité. C’est ainsi qu’il écrit en 1893 :
« L’école de la solidarité s’est grossie d’un affluent venant d’une source tout opposée et qui vous intéressera particulièrement, je veux parler de la théologie chrétienne. Ce n’est pas d’hier que l’on avait remarqué les fortes expressions de saint Paul : “nous sommes tous membres d’un même corps”[1]. Toutefois, ceci pourrait n’être qu’une affirmation énergique de la fraternité des hommes, mais quand l’apôtre dit : “De même que c’est par la chute d’un seul homme que tous les hommes sont tombés dans la condamnation, de même c’est par la justice d’un seul que tous les hommes reçoivent la justification… De même que tous meurent en Adam, de même tous revivent en Christ”[2] – il est évident que c’est là la plus énergique expression de solidarité (dans le sens propre de ce mot) que le monde ait jamais connue. Le dogme qui fait le fond de la doctrine chrétienne, à savoir que les hommes nés ou à naître sont condamnés à porter éternellement la peine du péché originel d’un seul homme, le premier homme, mais qu’ils peuvent tous échapper à cette condamnation en s’appropriant les mérites d’un autre homme unique, l’Homme-Dieu, mort sur la croix, ce double dogme de la chute et de la rédemption, cette grandiose et tragique explication des origines et des destinées de l’espèce humaine, n’est autre chose évidemment que la théorie de la solidarité elle-même portée à sa plus haute puissance. Comme le disait le professeur Secrétan, de Lausanne : “Le mystère religieux du salut en Jésus-Christ, l’imputation au fidèle des mérites de Jésus-Christ, n’est que la forme du mystère physique, l’expression éloquente de l’unité de l’espèce humaine réalisée par l’enchaînement organique des individus”. C’est ainsi que l’ont compris les penseurs, surtout dans la religion protestante, qui se sont efforcés de concilier les enseignements de l’Évangile avec ceux de la science, et il faut avouer que la coïncidence est saisissante »[3].
À la lecture de ce texte, on voit combien Charles Gide est à la fois soucieux d’orthodoxie, et viscéralement attaché à la prise en compte par l’Église des réalités sociales et culturelles de son époque. Parfois le rapprochement peut sembler artificiel ; par exemple lorsqu’il justifie le soutien aux coopératives par le fameux verset biblique : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul… »[4] Mais telle est la posture théologique de Charles Gide : ne rien lâcher des deux pôles de l’intellectuel protestant, le noyau de la tradition chrétienne et l’engagement dans les luttes sociales de son temps, en faveur de la justice et de la paix. C’est ainsi qu’il va représenter le courant protestant au sein du mouvement solidariste.
Protestantisme et solidarisme
On entend par « solidarisme » un mouvement de pensée pluraliste et interdisciplinaire, qui, au tournant des XIXe et XXe siècles, regroupe des économistes comme Charles Gide, mais aussi des philosophes comme Charles Secrétan (1815-1895), des juristes comme Léon Duguit (1859-1928), des sociologues comme Émile Durkheim (1858-1917), et des hommes politiques comme Jules Siegfried (1837-1922) et Léon Bourgeois (1851-1925). Ce dernier est sans doute le plus célèbre des solidaristes : député, plusieurs fois ministre, président du Conseil en 1895-1896, il est l’auteur, en 1896, d’un ouvrage-manifeste intitulé tout simplement : Solidarité ; il sera, après la première Guerre mondiale, le premier président de la Société des Nations (SDN), pour la création de laquelle il recevra le prix Nobel de la paix en 1920 : transposition de la solidarité sur le plan du droit international.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le terme de « solidarité » n’avait qu’un sens juridique (c’est, en droit romain, la responsabilité collective au sein d’une phratrie) et un sens physiologique (c’est l’interdépendance des organes dans le corps d’un être vivant). Dans le Littré de 1877, le vocable ne reçoit encore que ces deux acceptions. Et ce sont les « solidaristes » qui vont transposer le concept dans le champ socio-politique. Pour les solidaristes, tous les hommes d’une société donnée sont reliés les uns aux autres, de telle sorte que le sort de chacun, et notamment des plus faibles, importe à tous. Les solidaristes parlent même d’endettement mutuel : nous sommes tous débiteurs et créanciers les uns des autres, symboliquement mais aussi matériellement et financièrement. L’impôt sera une manière de manifester notre solidarité.
Or, parmi les solidaristes, il est un courant protestant, représenté par Charles Gide, Charles Secrétan et Jules Siegfried. Ils enrichissent la théorie solidariste d’arguments théologiques. Comme nous l’avons vu, plusieurs motifs bibliques seront convoqués : celui de la solidarité de tous les hommes dans le péché et dans la rédemption ; ou celui de l’unité du corps du Christ dont tous les membres sont importants, chacun pour sa part. Les solidaristes protestants cherchent à asseoir leur projet de société et leur horizon économique sur les bases d’une éthique évangélique, soucieuse de justice sociale, de dignité de chaque personne, et d’attention aux plus fragiles. Il s’agit donc de nourrir de références chrétiennes un mouvement de pensée et d’action qui les dépasse largement.
Charles Gide est donc un homme de passerelles : il fait le pont entre l’économie et la théologie ; entre la galaxie solidariste (plutôt marquée par la franc-maçonnerie) et le monde protestant ; entre le solidarisme et l’idéal coopératif… Parmi les chrétiens sociaux, il est l’expert économiste ; et parmi les militants de la coopération, il représente une sensibilité protestante.
On le sait bien, les rapports entre le protestantisme et l’économie restent marqués par la thèse de Max Weber[5], selon laquelle l’éthique protestante entretiendrait des affinités électives avec l’esprit du capitalisme. L’exemple de Charles Gide montre cependant qu’il ne s’agit là que d’une filiation possible parmi d’autres, et que, face aux impasses des modèles économiques et politiques auxquelles nous sommes aujourd’hui acculés, il ne serait pas inopportun de chercher à discerner de riches convergences entre l’éthique protestante et l’esprit du solidarisme.
Des ressources intellectuelles, symboliques et pratiques
Où se trouve donc aujourd’hui l’héritage de Charles Gide ?[6] À l’évidence, dans le secteur que l’on appelle, depuis Henri Desroche (1914-1994), fidèle disciple de la tradition gidienne, « l’économie sociale et solidaire »[7]. La France n’est pas devenue, selon les vœux de Charles Gide, une « République coopérative ». Il n’empêche que l’économie sociale et solidaire concerne à présent plus de 13% des emplois salariés et contribue à 10% du PIB[8]. Elle est par ailleurs présente dans toutes les sphères d’activités. S’il est une filiation de la pensée et de l’œuvre de Charles Gide, elle se situe bien là. Et c’est cet héritage qui nous procure de riches ressources intellectuelles (y compris théologiques), symboliques et pratiques, pour nourrir nos engagements présents et à venir. Face aux défis des nouvelles richesses et des nouvelles pauvretés, c’est-à-dire des nouvelles inégalités et des nouvelles injustices, nous serions bien inspirés d’y puiser sans retenue, afin de repenser et d’irriguer nos solidarités.
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[1] 1 Corinthiens 12.
[2] Romains 5, 18 ; 1 Corinthiens 15, 21-22.
[3] Charles Gide, « L’idée de solidarité en tant que programme économique » (1893), Coopération et économie sociale 1886-1904, Les Œuvres de Charles Gide – Volume IV, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 173-185 (ici p. 177).
[4] Genèse 2, 18.
[5] Voir : Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), Paris, Plon, 1964.
[6] Voir : Luc Marco (dir.), Charles Gide au XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2011.
[7] Voir : Jean-François Draperi, La République coopérative, Paris, Larcier, 2012 ; Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, Paris, Dunod, 2014.
[8] D’après les chiffres officiels du Ministère de la Transition Écologique et Solidaire publiés sur leur site Internet, consulté le 22/10/2019 à 14h (https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/economie-sociale-et-solidaire).
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