Auteur : Miroslav Volf, Professeur de théologie systématique, faculté de théologie Fuller, Pasadena, Californie.
Il y a essentiellement deux manières dont le programme social de l’église a été isolé par rapport au message de la réconciliation.
La première réduit la doctrine de réconciliation à la réconciliation de l’âme avec Dieu et elle est favorisée par les protestants évangéliques piétistes ou socialement conservateurs. Cette approche repose sur la croyance fondamentale correcte que tous les individus sont des pécheurs aux yeux de Dieu et qu’ils sont appelés à se repentir et à recevoir le pardon et une vie nouvelle dans le Christ. Le glissement fatidique survient quand cette croyance fondamentale est associée à un accent presque exclusif sur la moralité privée conçue comme la conséquence éthique de la réconciliation d’une personne avec Dieu et à une position strictement apolitique basée sur la conviction que l’église et l’État ont des sphères d’autorité distinctes. La réconciliation revêt alors une signification théologique et personnelle, mais ne revêt pas une signification sociale plus large. Les « âmes » sont désormais réconciliées avec Dieu et les personnes se réconcilient entre elles mais le monde social plus large, infesté par les querelles, est plus ou moins laissé à ses propres moyens. Le problème évident dans un tel retrait par rapport à la responsabilité publique, c’est qu’il n’est pas digne de fils et de filles des prophètes de l’Ancien Testament et de disciples de Jésus-Christ. La deuxième manière dont les questions sociales ont été écartées du message de réconciliation a été d’admettre la compréhension tronquée de la réconciliation que je viens d’esquisser, de critiquer l’attitude de retrait sur le plan social, puis de placer au centre du programme social chrétien la recherche de la liberté et la lutte pour la justice. Cette approche est favorisée par des groupes plus « libéraux » qui souhaitent rester, selon la lettre de Nietzsche mais pas dans le sens qu’il donnait à cette expression, « fidèles à la terre ». Ils ont en effet laissé le message de réconciliation aux piétistes et protestants évangéliques « de l’autre monde » et adopté la recherche de la libération comme la seule réponse appropriée aux problèmes sociaux. La réconciliation entre les peuples, pensent-ils, ne peut survenir qu’une fois que la libération a été accomplie ; la paix n’émergera qu’une fois que justice aura été faite. La recherche de la libération comme une tâche préalable à la réconciliation est entravée par deux grands problèmes. D’abord, bien qu’elle prenne au sérieux, à juste titre, la responsabilité sociale, elle sépare le caractère de l’engagement social du cœur même de la foi chrétienne, du récit de la croix du Christ qui révèle la nature véritable du Dieu trinitaire. Deuxièmement, elle ne convient qu’aux situations de mal évident dans lesquelles un côté est seulement victime et l’autre est uniquement le responsable. Néanmoins, la plupart des conflits sociaux ne sont pas tranchés de façon aussi claire. D’autant plus que, une fois que ces conflits se sont prolongés pendant un certain temps, chaque partie se considère comme une victime, perçoit l’autre partie comme étant responsable et a de bonnes raisons d’interpréter la situation de cette manière. En conséquence, chacune peut se voir comme engagée dans la lutte pour la libération et la recherche de la justice et la foi chrétienne finit donc par offrir essentiellement la légitimation de la lutte. Aucune tentative n’est même faite dans le sens de la réconciliation, du moins pas avant que « notre » côté n’ait gagné.
Ces deux manières de rester timidement à l’écart de l’explication de la signification sociale de la réconciliation, deux manières qui se renforcent mutuellement, ont laissé les églises sans ressources dans des situations de conflit. Elles trouvent difficile d’encourager la réconciliation et même de résister à la force qui les attire dans le tourbillon du conflit. Et même, elles ne sont souvent rien d’autre que des combattants vengeurs qui n’ont qu’une pensée à l’esprit : détruire leurs ennemis. Cette insuffisance désastreuse, à la fois dans la théologie et dans la pratique, souligne le besoin d’explorer d’une manière durable la signification de la réconciliation. En faisant cela, je propose que nous nous écartions de la « justice » en tant que catégorie centrale et déterminante autour de laquelle s’organise l’engagement social chrétien et de la remplacer par ce que j’ai appelé ailleurs « embrassement » et qui peut être appelé de manière moins poétique « l’amour ».
Bien entendu, la suggestion n’est pas d’abandonner la lutte pour la justice ou de substituer la paix à la justice. Au contraire, la suggestion est de comprendre la lutte pour la justice comme la poursuite de la réconciliation dont le but ultime est une communauté d’amour. Dans mon livre « Exclusion et embrassement », j’ai tenté de rétablir « l’embrassement » comme catégorie centrale de l’engagement social chrétien et j’ai défendu l’idée que la justice est une dimension essentielle de l’embrassement (Volf, 1996). Ailleurs, j’ai développé les soubassement trinitaires du principal argument du livre (Volf, 1998). Ici, je souhaite explorer brièvement quelques bases bibliques pour faire de « l’embrassement » plutôt que de la justice et de la réconciliation plutôt que de la libération, les catégories centrales pour l’engagement social.
Paul et la réconciliation
Une manière de défendre la suprématie de la réconciliation dans le Nouveau Testament serait d’examiner les récits de la vie de Jésus dans l’Évangile. Cela nous conduirait à souligner la grâce et le pardon qui prédominent dans les rencontres de Jésus avec les « pécheurs » (Williams, 1997) ; une grâce et un pardon, je m’empresse de le dire, qui ne s’opposent pas à la justice et au blâme, mais qui affirment la justice et le blâme en les transcendant. Une autre manière de défendre la primauté de la réconciliation serait d’examiner l’appropriation éthique de l’histoire du Christ : sa vie, sa mort et sa résurrection, dans les écrits du Nouveau Testament. Cela nous conduirait à souligner le récit de la mort du Christ, victime innocente, comme paradigme d’une vie chrétienne du don de soi (Johnson, 1996). Une troisième manière de défendre la primauté de la réconciliation selon la Bible serait de se concentrer directement sur la théologie de la réconciliation développée par l’apôtre Paul. C’est ce que je propose de faire ici.
Je restreindrai ma perspective à un texte paulinien clé sur la réconciliation, 2 Corinthiens 5.17-21, et j’explorerai sa dimension sociale qui passe souvent inaperçue en la rapportant à l’origine de l’utilisation particulière que fait Paul du mot réconciliation. Paul écrit : « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées ; voici : toutes choses sont devenues nouvelles. Et tout cela vient de Dieu, qui nous a réconcilié avec lui par Christ, et qui nous a donné le service de la réconciliation. Car Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même, sans tenir compte aux hommes de leurs fautes, et il a mis en nous la parole de la réconciliation. Nous sommes donc ambassadeurs pour Christ, comme si Dieu exhortait par nous ; nous vous en supplions au nom de Christ : Soyez réconciliés avec Dieu ! Celui qui n’a pas connu le péché, il l’a fait devenir péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu. » (version Segond révisée)
La caractéristique la plus remarquable du passage est la manière particulière dont Paul utilise le terme « réconciliation », une utilisation qui s’oppose radicalement aux notions contemporaines dominantes de la réconciliation entre Dieu et les êtres humains. En expliquant la nature particulière de l’utilisation faite par Paul de ce terme, Seyoon Kim écrit : « Paul ne dit jamais que Dieu est réconcilié (ou que Dieu se réconcilie) avec les êtres humains, mais il dit toujours que Dieu réconcilie les êtres humains avec lui-même ou que les êtres humains sont réconciliés avec Dieu. En fait, ce n’est pas Dieu qui a besoin d’être réconcilié avec les êtres humains, mais les êtres humains qui ont besoin d’être réconciliés avec Dieu. Ce n’est pas non plus par le repentir, les prières ou autres bonnes actions de son peuple que la réconciliation entre Dieu et les êtres humains est accomplie, mais plutôt par la seule grâce de Dieu. » (Kim, 1997, 103).
Ce que Kim note ici à propos de Dieu, la partie offensée, qui offre la réconciliation à l’humanité, pécheresse, constitue désormais l’explication courante du passage. Ce qui est nouveau dans l’argument de Kim est la manière dont il rend compte de la façon dont Paul en est arrivé à cette compréhension unique de la réconciliation. Il argue de façon convaincante que l’origine de cette utilisation du terme de « réconciliation » par Paul repose sur la rencontre de Paul avec le Christ ressuscité sur le chemin de Damas où il se rendait pour persécuter les premiers disciples de Jésus Christ. Kim conclut : « Il est extrêmement probable que son utilisation [l’utilisation par Paul] de la métaphore de la réconciliation est née de ses propres réflexions théologiques sur son expérience de conversion sur le chemin de Damas. Cette thèse explique, d’une façon plus plausible qu’aucune autre, l’innovation fondamentale que Paul a faite dans … l’idée de la réconciliation, c’est à dire que ce ne sont pas les êtres humains qui réconcilient un Dieu en colère avec eux-mêmes, mais que c’est plutôt Dieu qui réconcilie les êtres humains avec lui-même grâce à la mort expiatoire de Jésus Christ. Parce que, sur le chemin de Damas, Paul, qui en vint à considérer qu’il était un ennemi de Dieu dans ses activités d’avant Damas, a fait l’expérience de l’action de réconciliation de Dieu qui a apporté le pardon des péchés et la mise en œuvre d’une nouvelle création par sa grâce » (122).
Si Kim a raison, deux caractéristiques importantes d’une théologie de la réconciliation émergent clairement, des caractéristiques d’une grande signification pour la compréhension correcte de sa signification sociale. D’abord, bien que la grâce soit impensable sans la justice, la justice est subordonnée à la grâce. En tant que persécuteur de l’église, Paul était un ennemi de Dieu (ou, plus précisément, il en est venu à se considérer rétrospectivement comme un ennemi de Dieu). Dans sa conversion, Paul a rencontré Dieu qui n’était pas courroucé, comme Dieu aurait dû l’être, mais qui, au contraire, a montré son amour en offrant de réconcilier Paul, l’ennemi, avec lui. La conversion de Paul n’était pas le résultat de la recherche d’une justice stricte de la part de la « victime ». Si la « victime » avait recherché une justice stricte, Paul ne serait jamais devenu l’apôtre de l’église qu’il persécutait. Inscrit dans le récit de l’événement même qui l’avait transformé de persécuteur en apôtre, il y avait le message que Paul en vint à proclamer, le message selon lequel « Dieu justifie l’impie » (Romains 4.5), que nous avons été réconciliés avec Dieu « alors que nous étions des ennemis » (Romains 5.10). Au cœur de la doctrine de réconciliation repose la croyance que l’offre de réconciliation n’est pas basée sur la justice faite et sur l’élimination de la cause de l’inimitié. Au contraire, l’offre de réconciliation est un moyen de justifier les injustes et de surmonter l’inimitié de façon non pas à tolérer leur injustice et à affirmer leur inimitié mais pour ouvrir la possibilité de faire justice et de vivre dans une paix dont la forme ultime est une communauté d’amour.
Bien que Paul eût été sauvé par le don de la grâce divine par laquelle Dieu cherchait à réconcilier l’ennemi, ce n’est pas une réconciliation bon marché fermant les yeux devant l’injustice qui a eu lieu sur le chemin de Damas. La voix divine a appelé l’action par son nom, la « persécution », et a demandé le « pourquoi ? » qui met mal à l’aise. En demandant : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » (Actes 9.4), Jésus Christ lui-même a nommé l’injustice et a porté l’accusation dans l’offre du pardon et de la réconciliation elle-même. Mais, bien que la grâce divine eût été un élément indispensable de la réconciliation, cette dernière n’était pas simplement la conséquence de l’exécution de la justice divine.
Deuxièmement, bien que la réconciliation des êtres humains avec Dieu ait la priorité, la réconciliation entre les êtres humains est inséparable de leur réconciliation avec Dieu. Si l’origine du message de réconciliation de Paul était sa rencontre avec le Christ ressuscité sur le chemin de Damas, alors l’inimitié à l’égard de Dieu (les offenses humaines dont Dieu ne nous tient pas rigueur du fait de la mort expiatoire du Christ) ne consiste pas en des attitudes et en des actes isolés à l’égard de Dieu qui, à leur tour, ont pour conséquence une inimitié à l’égard d’autres êtres humains. Dans le récit des Actes, nous lisons que « Saül dévastait l’église en entrant dans chaque maison l’une après l’autre ; entraînant hommes et femmes à la fois, il les envoyait en prison » (Actes 8.3). Sur le chemin de Damas, il « respirait encore les menaces et le meurtre contre les disciples du Seigneur » (9.1). En même temps, la voix venue du ciel s’est identifiée clairement comme étant celle de Jésus Christ : « Je suis Jésus, celui que tu persécutes » (9.4-5). Donc, dès le départ et fondamentalement, l’inimitié envers Dieu est inimitié envers les êtres humains et l’inimitié envers les êtres humains est inimitié envers Dieu. En conséquence, dès le début, la réconciliation n’a pas seulement une dimension verticale, mais aussi une dimension horizontale. Elle implique de se détourner de l’inimitié envers les hommes, et pas seulement de l’inimitié envers Dieu et elle contient un mouvement vers une communauté, cette communauté qui était précisément la cible de l’inimitié. Exactement de la même façon que le persécuteur était reçu par Dieu dans le Christ, de même le persécuteur était-il reçu par la communauté qu’il avait persécutée. Et, à son tour, il a cherché à faire un don à la communauté qui l’avait reçu : il est devenu un constructeur de cette communauté même qu’il avait cherché à détruire (Actes 9.20). En conséquence, comme la grâce se trouve au cœur du message de réconciliation avec Dieu porté par Paul, ainsi la grâce (une grâce, je le répète, dont la dimension essentielle est une affirmation de la justice suspendue) repose-t-elle au cœur de sa mission de réconciliation des juifs avec les païens (Dunn, 1997 ; Gundry-Volf, 1997).
De plus, Paul a fait valoir que la tendance du mouvement réconciliateur divin à l’égard de l’humanité aliénée est le modèle de la façon dont les disciples du Christ devraient faire référence à leurs ennemis, qu’ils soient chrétiens ou non (Romains 15 :7) (Volf, 1996, 28f.). Ce n’est donc pas un hasard si, dans l’entourage de Paul, une grande vision de réconciliation fut conçue : « Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute plénitude et de tout réconcilier avec lui-même, aussi bien ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux, en faisant la paix par lui, par le sang de sa croix. »(Colossiens 1 :20). La vision ultime, non seulement pour l’église mais aussi pour l’ensemble de la réalité, est une vision de la réconciliation avec toutes choses. La vision que Paul a de la réconciliation est une vision qui comporte toute une série cohérente de croyances fondamentales sur la nature de Dieu et des êtres humains et sur la relation entre la justice et l’amour. Cette vision se trouve au cœur de la foi chrétienne. Si l’engagement social doit être réellement chrétien, il doit être gouverné par cette vision. Et ce n’est que si l’engagement social est gouverné par cette vision que les églises auront des ressources théologiques suffisantes pour résister à la tentation de devenir complices dans les conflits au lieu de fonctionner comme des agents de paix.
Ce document a été présenté à la conférence annuelle de l’EMA en 1997 (« Henry Martyn Lecture »).
Vous pouvez voir la totalité de ce texte (en anglais) en utilisant le lien suivant : http://www.globalconnections.co.uk/pdfs/reconciliation.pdf
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