Auteur : Bryant Myers
World Vision est de plus en plus impliqué dans l’action de définition de politiques et dans le plaidoyer. En tirant parti de notre expérience de base, nous développons une recherche portant sur les politiques s’attaquant aux problèmes qui affectent le plus les pauvres : droits des enfants, maltraitance des enfants, travail des enfants, paix et conflits. Cette année, nous avons lancé une campagne mondiale : « Un monde plus sûr pour les enfants ». C’est indispensable. World Vision s’occupe des enfants, et plus de 2 millions d’entre eux sont pris en charge dans le cadre de leur famille et de leur communauté grâce à l’engagement de parrains qui les ont pris à coeur. Mais World Vision est aussi une organisation chrétienne. Être chrétien est l’une de nos valeurs centrales. Le témoignage chrétien est inscrit dans notre déclaration de mission. Le défi qui nous est posé est donc : Comment faire œuvre politique et œuvre de plaidoyer en faveur des enfants pauvres d’une façon qui soit authentiquement chrétienne ?
Ce n’est pas difficile, dites-vous. Il n’y a qu’à dire ce que la Bible dit et s’y mettre. C’est indispensable. Mais le monde que nous interpellons par nos actions et notre plaidoyer n’est pas chrétien. Ce monde, fait de gouvernements, du système des Nations Unies et de la Banque Mondiale, est séculier. Se contenter d’afficher le point de vue biblique sur une question peut sans doute nous décharger de la responsabilité que nous avons de dire ce que la Bible dit, mais cela ne risque guère d’engendrer des changements dans un tel monde. Et pourtant le test du travail de plaidoyer n’est pas la quantité de bruit que nous faisons, mais les véritables changements que nous obtenons dans la politique publique. Si nous ne produisons pas de changement, nous courons le danger de ne faire que du bruit.
Alors, comment engageons-nous un plaidoyer qui soit à la fois pleinement chrétien et pourtant efficace pour changer la politique dans un contexte séculier ?
Leçons tirées de Juda
Je dois à Walter Brueggemann ce qui suit. En s’attaquant au problème de l’éducation chrétienne, il a affronté une question similaire : Devons-nous former les enfants dans la langue du monde ou dans la langue de la foi ?
Brueggemann s’est servi de l’histoire bien connue, rapportée en 2 Rois 18-19, où les Assyriens ont mis Juda au défi de se rendre. Juda était alors assiégé à l’intérieur des murailles qui entouraient Jérusalem. Le contexte est une confrontation entre une puissance mondiale, l’Assyrie, et le petit reste d’une nation désormais confinée à une seule ville fortifiée. Les Assyriens interpellent les responsables de Juda, qui se tiennent sur les murailles de Jérusalem, et leur expliquent la situation sans issue de Juda. Ce faisant, ils décrient Yahvé en comparant le Dieu de Juda à tous les autres dieux maintenant vaincus du Moyen-Orient.
Brueggemann souligne deux conversations dans ce récit. La première est la conversation sur les murailles, entre les Assyriens et les Hébreux. La deuxième est celle qui a lieu derrière les murailles entre Ézéchias et Ésaïe. La conversation sur la muraille est celle d’une puissance mondiale, elle emploie la langue de l’empire. Cette conversation repose sur l’équilibre des pouvoirs. Dans cette conversation, Dieu n’entre pas en ligne de compte ; la puissance militaire et l’économie dictent la conclusion. La conversation derrière les murs est différente. La langue employée est l’hébreu, la langue de la foi. Elle est parlée par ceux qui partagent une même vision du monde et pour qui la repentance et la prière sont des réponses qui conviennent aux défis jetés par ceux qui sont hors des murs.
Dans la conversation derrière les murs, Yahvé est le seul Dieu et, loin de compter pour rien, Yahvé est le facteur déterminant dans ce qui va se passer. Derrière les murs, Ésaïe, confronté à la puissance de l’Assyrie et à la faiblesse de Juda, peut dire : « Ne t’effraie pas ». Le salut de la ville donne raison au prophète et valide la vérité des affirmations faites dans la conversation derrière les murs. En fait, la conversation derrière les murs a plus de discernement que celle qui se déroule sur les murs, souligne Brueggemann. Celui-ci fait remarquer que les Assyriens n’avaient pas accès à la conversation derrière les murs. Une barrière de langue et de vision du monde les en séparait. Ils ignoraient même que cette autre conversation avait lieu. S’ils l’avaient su, ils ne l’auraient ni crue ni acceptée.
Se forger une opinion politique chrétienne
Les chrétiens se forgent des opinions politiques publiques en se demandant d’abord ce que la Bible dit, puis en cherchant ce qui pourrait leur venir en aide dans l’interprétation qu’en a faite l’Église dans le cadre culturel au long de son histoire. Les chrétiens se forgent une opinion politique publique en utilisant la langue employée derrière le mur. Ceci est dû au fait, comme le fait remarquer Brueggemann, que notre foi chrétienne possède un ensemble différent d’hypothèses, une perception différente du monde et une épistémologie (mode de connaissance) différente. C’est par là que nous devons commencer, parce que c’est ce que nous sommes. Mais la langue employée sur la muraille est également importante à nos yeux. Nous devons être capables de la parler, parce que c’est la langue du monde que nous voulons attaquer ; et le monde ne disparaîtra pas, et nous ne pouvons pas passer outre. Le monde est le lieu où nous sommes appelés à être lumière et sel.
Alors, comment cela marche-t-il ? Une façon d’y arriver consiste à apprendre la langue employée sur la muraille et à l’employer quand nous mettons au point une politique et que nous attaquons le monde. La difficulté c’est que, lorsque nous acceptons les hypothèses, les perceptions et l’épistémologie du monde, nous découvrons que nous ne parvenons plus à soutenir des opinions complètement chrétiennes. Si nous acceptons la langue du monde, nous concédons en fait tout le reste, et nous avons la même voix que tous les autres. Par contre, nous pourrions insister pour parler notre langue, la langue de derrière les murs. Nous pourrions citer la Bible, utiliser le langage théologique et faire des déclarations de foi en présentant notre opinion dans le monde. Cependant, dans le récit de 2 Rois, il est évident que les Assyriens n’ont aucun respect pour ceux qui parlent hébreu. C’est aussi l’expérience de nombreux chrétiens qui se lancent dans la politique et le travail de plaidoyer. Le monde ne respecte pas la langue employée derrière les murs. Il ne la comprend même pas. On nous met sur la touche, parfois poliment parfois non.
Ou bien, nous pourrions rester à cheval entre ces deux positions. Nous pourrions examiner notre opinion sous tous les angles en utilisant la langue et le cadre de la foi, puis traduire notre opinion dans la langue du monde. Certains appellent cela une « herméneutique séculière ». Cette approche est très tentante. Les prises de position que nous prendrions seraient chrétiennes, cependant pour les présenter nous pourrions utiliser une langue compréhensible par un monde séculier. Ce n’est qu’une autre forme de contextualisation, n’est-ce pas ? Malheureusement, ce n’est pas tout à fait l’issue de notre dilemme. Bien que cela ait pour conséquence des prises de positions ancrées dans la théologie chrétienne, cela a également pour conséquence que nous retenons quelque chose. En adoptant cette façon de faire, nous nous retrouvons en train de garder pour nous la nouvelle dont nous sommes porteurs en tant que chrétiens et qu’il serait mal de ne pas partager.
Retenir une nouvelle troublante
Alan Whaites, directeur international de World Vision pour le plaidoyer, m’a fait remarquer cette dernière phase de mon combat. En enveloppant une opinion chrétienne dans le langage parlé hors des murs, nous gardons pour nous deux nouvelles très importantes, spécifiques aux chrétiens.
En premier lieu, nous empêchons le monde d’entendre la raison chrétienne qui justifie la nécessité d’une politique publique. Les chrétiens savent que le péché est la cause fondamentale pour laquelle les choses ne contribuent pas au bien-être de tous. S’il ne laisse aucune place au péché et au Malin, le débat politique est condamné à l’échec et à des conséquences involontaires. Deuxièmement, nous omettons d’annoncer que l’histoire a une fin et qu’il y aura un jugement. Et que ce jugement a des conséquences éternelles.
Le problème extrêmement grave des Assyriens était leur hypothèse arrogante selon laquelle le dernier mot revient à l’empire. En entendant le récit de la conversation sur la muraille, Ézéchias est passé outre à la menace des Assyriens contre Juda et s’est lamenté auprès d’Ésaïe : « Peut-être l’Éternel, ton Dieu, entendra-t-il toutes les paroles du Rabchaqé que le roi d’Assyrie, son seigneur, a envoyé pour insulter le Dieu vivant, et peut-être exercera-t-il (le Dieu vivant) ses châtiments (contre le roi d’Assyrie) à cause des paroles qu’a entendues l’Éternel ton Dieu. » Parce qu’ils ne pouvaient entendre la conversation de foi qui se déroulait derrière les murs, les Assyriens ignoraient une information très importante : C’était l’Assyrie, et non Juda, qui courrait un grand risque.
Les chrétiens savent quelque chose que le monde ne sait pas : Il y a un Dieu. Ce Dieu est juste et nous ne le sommes pas. Par conséquent, il y aura un jugement. Ce n’est que grâce à Jésus-Christ que l’issue de notre jugement peut être annulée. Si nous nous contentons de reformuler les prises de position chrétiennes sur la politique publique, nous cachons cette connaissance fondamentale au monde, le laissant ainsi courir de graves dangers. Les décideurs du monde ont besoin de savoir qu’une bonne politique est récompensée et qu’une mauvaise ne l’est pas. Ils doivent savoir que le Dieu de l’histoire se soucie profondément de la justice et qu’il hait l’injustice. Nous ne devons pas les priver de cette nouvelle troublante.
Alors ?
Alors, où en sommes-nous ? Dans une situation des plus complexes et nuancées, j’en ai bien peur.
Nous ne devons pas parler au monde de la politique publique avec la langue et la syntaxe de la foi, parce qu’elles sont inintelligibles pour le monde. Et nous ne devons pas simplement adopter la langue et la syntaxe du monde pour présenter notre point de vue concernant la politique publique, de peur que nous ne devenions séculiers nous-mêmes. Cependant, même si nous forgeons nos prises de position politiques d’une manière tout à fait chrétienne et si nous en contextualisons l’expression quand nous travaillons dans l’environnement politique du monde, nous continuons de courir le risque de n’être pas complètement chrétiens en ce que nous gardons pour nous-mêmes des faits clés auxquels seuls les chrétiens ont accès.
Pour être pleinement chrétien dans le plaidoyer, nous devons être capables de présenter, dans la langue du monde, nos prises de position politiques parfaitement chrétiennes, forgées dans la langue de derrière les murs. Mais nous devons également être prêts à dévoiler suffisamment de la langue et des pratiques de derrière les murs pour faire savoir au monde que notre foi nous dit qu’ils sont incapables, en se servant de la langue et de la syntaxe du monde, de s’attaquer véritablement aux causes sous-jacentes de l’injustice. Et nous devons leur faire prendre conscience qu’au bout du compte, les décisions prises sont une chose pour laquelle individus et gouvernements seront tenus pour responsables.
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