La liste d’obstacles qui va suivre n’est pas destinée à être exhaustive. Les grandes catégories génériques sont listées, chacune avec des exemples spécifiques. Les lecteurs peuvent tout aussi bien penser à d’autres exemples. Le but est de fournir une structure conceptuelle pour aider à identifier et à localiser les obstacles à l’adoption de la Mission Intégrale. De façon inévitable, chaque genre d’obstacles en chevauche d’autres. On les a classées de sorte que les recoupements les plus importants se fassent avec les obstacles adjacents.
En 1966 plus d’un millier d’évangéliques issus de plus d’une centaine de pays se sont rassemblés à Berlin¹. Les développements d’une théologie œcuménique, très critiquée par les évangéliques, ont créé une impulsion vers un ‘œcuménisme évangélique’². Les évangéliques considéraient qu’ils devaient prendre en charge la tâche de l’évangélisation du monde, tâche qu’ils estimaient avoir été abandonnée par le mouvement œcuménique. Mais à Berlin il y avait aussi des signes d’un accent renouvelé sur l’implication sociale. Les quarante dernières années ont vu un changement remarquable dans les attitudes évangéliques vis-à-vis de la cause sociale avec une redécouverte de l’implication sociale qui caractérisait le mouvement évangélique avant le 20ème siècle. Avec cela s’est développée une compréhension ‘intégrée’ ou ‘transformationnelle’ de la mission.
Ce fut la conférence succédant à celle de Berlin, le congrès de Lausanne en 1974, qui établit vraiment l’implication sociale comme dimension de la compréhension évangélique de la mission. A l’ouverture de la session plénière, John Stott affirma que la mission ne devait pas être purement et simplement assimilée à l’évangélisation. Au lieu de ça, nous devrions parler de la mission totale de l’Eglise, incluant à la fois l’évangélisation et le social³. Cela, reconnut Stott, représentait un changement par rapport au point de vue qu’il avait exprimé à Berlin en 19664. Mais ce fut la nouvelle génération d’évangéliques du Tiers Monde qui enflamma vraiment la conférence, en particulier avec les contributions des latino-américains Samuel Escobar5 et René Padilla.6 Au cœur de leurs préoccupations, il y avait la crainte que le congrès n’adopte une stratégie qui représenterait un compromis face aux exigences de la vie de disciple (en particulier par rapport aux questions sociales) au profit de considérations de résultats chiffrés. La Déclaration de Lausanne intégra le texte suivant : « nous affirmons que l’évangélisation et l’engagement socio-politique font tous deux partie de notre devoir chrétien ».
Le Congrès et la Déclaration ont été les événements les plus significatifs dans ce qui s’est révélé être un nouvel accent sur la cause sociale parmi les évangéliques. René Padilla a dit de Lausanne que ‘l’implication sociale a finalement reçu sa pleine citoyenneté dans le champ missionnaire évangélique’7. Qu’un tel rassemblement représentatif puisse approuver l’engagement social a donné de la légitimité et de l’assurance à ces évangéliques dont les engagements sociaux avaient été vus avec suspicion par les autres évangéliques.
Tous n’étaient pas forcément satisfaits. Un certain nombre d’évangéliques craignaient qu’inclure l’engagement socio-politique mette inévitablement de côté l’évangélisation. En juin 1982 le Comité de Lausanne pour l’Évangélisation du Monde a rapproché les deux aspects du débat lors de la « Délibération sur la Relation entre Évangélisation et Responsabilité Sociale » à Grand Rapids, aux USA. Avec les points de vue très différents qui étaient représentés, le rassemblement a parfois été orageux, mais à mesure que la discussion progressait les participants ont commencé à comprendre les positions de chacun et sont parvenus à un accord. Le rapport disait que l’action sociale peut précéder, accompagner et suivre l’évangélisation. L’évangélisation, selon celui-ci, est prioritaire dans deux sens. Premièrement, elle a une priorité logique puisque la responsabilité sociale chrétienne présuppose des chrétiens socialement responsables – bien que cela ne signifie pas que l’évangélisation doive primer dans chaque situation. Deuxièmement, l’évangélisation a une priorité qui découle de la nature unique de l’Évangile, car elle se ‘rapporte à la destinée éternelle des personnes, et en leur apportant la Bonne Nouvelle du salut les chrétiens font ce que personne d’autre ne peut faire’8. Le rapport continue en reconnaissant qu’en réalité le choix est largement conceptuel. En pratique, le ministère de Jésus, dans lequel les deux aspects étaient inséparables, doit être notre modèle. ‘L’évangélisation et la responsabilité sociale, tout en étant différentes l’une de l’autre, sont intégralement liées dans notre proclamation et notre obéissance à l’Évangile.’9
L’idée d’une relation intégrale a été affirmée plus récemment quand des organisations de développement évangéliques du monde entier se sont rencontrées en 2001 à Oxford pour former le ‘Réseau Michée’. Ils produisirent une déclaration appelée ‘La Déclaration Michée sur la Mission Intégrale’. Le terme de ‘Mission Intégrale’ vient de l’espagnol ‘misión integral’, terme communément utilisé en Amérique Latine pour désigner ce que d’autres décrivent comme étant un ’ministère holistique’, le ‘développement chrétien’ ou la ‘transformation’. La déclaration définit la Mission Intégrale comme suit :
La mission intégrale, ou la transformation holistique, est la proclamation et la mise en pratique de l’Évangile. Il ne s’agit pas simplement de faire en même temps de l’évangélisation et de l’action sociale. Au contraire, dans la mission intégrale, notre proclamation a des conséquences sociales, puisque nous appelons à l’amour et à la repentance dans tous les domaines de la vie. Et par ailleurs, notre implication sociale a des conséquences pour l’évangélisation, puisque nous témoignons de la grâce transformatrice de Jésus Christ. Si nous ignorons le monde, nous trahissons la parole de Dieu qui nous envoie dans le monde. Si nous ignorons la parole de Dieu, nous n’avons rien à apporter au monde10.
Ces conférences n’ont pas seulement été significatives pour avoir formé la pensée évangélique, mais elles représentent aussi un indicateur du développement de cette pensée. Pour la plupart, elles n’ont pas créé un nouvel accent sur la préoccupation sociale dans le monde évangélique, mais ont plutôt fourni une image claire du changement d’attitude chez les évangéliques. Un certain nombre de facteurs ont contribué à ce changement de pensée. Les années 60 ont été témoins d’une assurance grandissante dans le mouvement évangélique. Parce que le libéralisme avait investi les principales dénominations dans la première moitié du siècle, le mouvement évangélique est devenu méfiant et introverti, soucieux de maintenir la vérité.
Néanmoins, à mesure que leur nombre augmentait, et que les institutions évangéliques commençaient à défendre de façon crédible l’orthodoxie évangélique, l’assurance des évangéliques croissait, s’accompagnant d’un souci grandissant d’être ouvert, et d’appliquer leur compréhension de la foi à tous les domaines de la vie. Au même moment, les mouvements radicaux des années 60 en ont obligé beaucoup au sein du mouvement évangélique à porter un regard nouveau sur la Bible pour découvrir son enseignement sur les problèmes sociaux. Les chrétiens, particulièrement dans le Tiers Monde, avaient besoin d’une réponse à la critique marxiste du christianisme et ont ainsi découvert une critique des attitudes évangéliques piétistes. Un facteur clé de la redécouverte de la mission sociale a été l’avènement d’un mouvement évangélique du Tiers Monde, et les occasions de contribuer aux principaux débats évangéliques qui lui ont été données par les nouveaux rassemblements internationaux. La pensée des évangéliques du Tiers Monde a inévitablement été façonnée par la réalité de la pauvreté qu’ils affrontent au jour le jour. En même temps la croissance des foyers possédant une télévision en Occident a apporté, dans une certaine mesure, la réalité de cette pauvreté dans les foyers des évangéliques occidentaux.
Les vingt ou trente dernières années ont été témoins d’un changement remarquable dans les attitudes des évangéliques vis-à-vis du travail parmi les pauvres. Les évangéliques ont remis l’accent sur la place du développement dans la vie de l’Église et sa mission. Mais en dépit de cette évolution le débat continue. L’engagement envers la Mission Intégrale reste un sujet de débat au sein du monde évangélique. Pour certains il y a une réticence à embrasser la dimension sociale de la Mission Intégrale. Pour d’autres, il y a une réticence à embrasser la dimension d’évangélisation de la Mission Intégrale.
Cet article explore quelques uns des obstacles sous-jacents à l’adoption de la Mission Intégrale. Il est important de reconnaître dès le début que beaucoup de ces obstacles ne sont pas théologiques. Le débat qui a pris place au sein du monde évangélique à propos de la Mission Intégrale a largement été un débat théologique. On ne pouvait s’attendre à autre chose de la part d’un mouvement qui se définit par son engagement envers l’autorité des Écritures. Les Évangéliques jugent leurs actions selon l’enseignement de la Bible. Néanmoins il y a des préjugés, des présupposés et des craintes formés par d’autres facteurs qui tourbillonnent tout autour du débat théologique. L’expérience personnelle faite par chacun de la richesse et de la pauvreté n’est pas le moindre de ces facteurs comme l’histoire ci-dessus l’illustre. Nous abordons tous les débats théologiques avec certains présupposés. Au mieux ceux-ci sont transformés par notre engagement envers la Parole de Dieu, mais souvent nos présupposés influencent notre façon de lire les Écritures.
La liste d’obstacles qui va suivre n’est pas destinée à être exhaustive. Les grandes catégories génériques sont listées, chacune avec des exemples spécifiques. Les lecteurs peuvent tout aussi bien penser à d’autres exemples. Le but est de fournir une structure conceptuelle pour aider à identifier et à localiser les obstacles à l’adoption de la Mission Intégrale. De façon inévitable, chaque genre d’obstacles en chevauche d’autres. On les a classées de sorte que les recoupements les plus importants se fassent avec les obstacles adjacents.
Quelques uns des obstacles rendent les gens hostiles au concept de Mission Intégrale. D’autres signifient que, même quand les gens adhèrent au principe de la Mission Intégrale, ils sont lents à s’engager pour aider les pauvres dans la pratique.
1. Obstacles théologiques
Incertains de leur mandat
Certaines personnes se demandent toujours si la Mission Intégrale et l’action sociale sont vraiment ce que les chrétiens doivent rechercher. Pour eux, c’est une question de mandat biblique. Pour d’autres, la question est plus ciblée : ils reconnaissent le besoin d’aider les pauvres, mais s’interrogent sur la légitimité de faire campagne au niveau politique. Ces soucis s’expriment de plusieurs manières¹¹ :
Jésus n’essayait pas de réformer la société romaine
Paul nous dit dans Romains 13 de nous soumettre aux autorités en place plutôt que de les remettre en cause
L’injustice fait partie de la vie dans un monde en décadence – ainsi vont les choses et notre rôle est de nous préparer pour le monde à venir.
Nous sommes impliqués dans un combat spirituel contre des puissances spirituelles plutôt que dans un combat contre les puissances terrestres.
Engagement pour l’évangélisation seulement
Certains chrétiens arguent que l’évangélisation est le seul but historique de la mission. Ils mettent (à juste titre) la proclamation de l’Évangile au centre et ils disent (à tort) que l’action sociale détourne de ce but central. De telles personnes peuvent accepter qu’individuellement les chrétiens doivent avoir compassion des personnes dans le besoin qu’ils rencontrent, mais croient que la seule mission collective et organisée de l’Église est l’évangélisation.
Ces questions ont été l’objet principal des débats alors que les évangéliques adoptaient la mission intégrale au cours des 40 dernières années. Elles ont générées une quantité considérable de littérature. Mais souvent, ces problèmes théologiques reflètent des problèmes sous-jacents.
2. Obstacles culturels
Rupture public / privé
La Réforme protestante du 16ème siècle a sapé l’hégémonie de l’Église médiévale. Il n’y avait plus une voix chrétienne unique sur les questions de théologie ou de politique. La question de savoir ce qui était vrai recevait des réponses diverses. Cette fragmentation eut lieu au sein d’un modèle d’Église et de relations d’État de chrétienté dans lequel on présupposait que l’État soutiendrait l’Église. Les écrits des réformateurs étaient habituellement adressés aux Princes et autres dirigeants politiques pour gagner leur soutien à la cause de la Réforme. Il était par conséquent inévitable que les différends théologiques de la Réforme puissent se manifester par des divisions politiques et parfois même par la guerre.
En Europe, cela a conduit à une recherche d’une base non religieuse pour la moralité sociale. On affirma que la théologie ne pouvait plus faire l’objet de revendications universelles – certainement pas en ce qui concerne la politique publique. Hugo Grotius (1583 – 1645) affirma que la moralité devait être conduite etsi Deus non daretur – ‘comme si Dieu n’existait pas’. La conviction religieuse individuelle était séparée de la moralité publique. Durant la même période la Renaissance avait conduit à une explosion du savoir. Isaac Newton faisait des progrès radicaux dans la science. L’imprimerie a rendu possible la propagation d’idées nouvelles d’une manière sans précédent. Ce fut une période de grande confiance en la raison humaine et c’est vers la raison que les Lumières se tournèrent comme fondement de la vie publique. En s’écriant ‘Je pense donc je suis’ René Descartes (1596 – 1650) a posé les bases de la vision moderne du monde dans laquelle la raison est l’arbitre de la vérité. Emmanuel Kant appela les Lumières ‘la détermination de l’esprit à exercer ses facultés intellectuelles avec une intégrité non entravée.’ L’espoir du modernisme était que par une raison humaine commune l’humanité trouve une base commune pour la société humaine.
Le romantisme a réagi contre le rationalisme froid des Lumières. Les Romantiques comme William Blake (1757 – 1827) et William Wordsworth (1770 – 1850) croyaient que la vérité transcendante était appréhendée par la sensibilité spirituelle et esthétique de l’humanité. Mais le romantisme n’a pas remplacé la raison. La raison humaine dominait toujours dans les sphères publiques de la politique, de la science et de l’économie, tandis que le romantisme réservait une place à la spiritualité dans le domaine des croyances et des valeurs personnelles. Ces changements intellectuels ont été renforcés par des changements sociaux. Avant la révolution industrielle la plupart des gens vivaient et travaillaient au même endroit de telle sorte que la vie privée et la vie publique ne faisaient qu’une. La forge du forgeron était dans la maison d’à côté, le métier du tisserand était chez lui. Mais la révolution industrielle et l’accroissement de l’urbanisation ont radicalement changé cela. L’usine a remplacé la maison comme lieu de travail. Le monde public du travail et le monde privé de la maison sont devenus des sphères séparées avec des codes de conduite différents. Le monde public était un monde de raison. La religion appartenait au monde privé. Dieu ne faisait plus partie des discours commerciaux ou politiques. La vérité publique et la foi personnelle furent clairement séparées. Vous pouviez avoir des croyances religieuses, mais vous ne pouviez pas les laisser s’introduire dans la vie publique.
Le libéralisme théologique prit son essor au moment où beaucoup de chrétiens succombaient au rationalisme du temps. La raison humaine n’était plus un outil par lequel comprendre la révélation divine. C’était le critère par lequel les personnes jugeaient la véracité de la révélation. Les évangéliques étaient mal équipés pour répondre à ce débat intellectuel. Au lieu de cela, la plupart choisirent d’agir à l’intérieur du monde privé de la foi que la modernité lui laissait. Les évangéliques pratiquaient leur religion et maintenaient leur orthodoxie au sein de leurs cercles privés. Mais ils ne s’engagèrent plus envers la vérité publique. Ils n’affirmèrent plus l’évangile comme une vérité publique, pertinente pour la politique, l’économie ou la science.
Cette vision du monde moderniste avec sa rupture entre la vérité publique et la foi personnelle a toujours une influence importante sur beaucoup d’évangéliques. Pour certains cela signifie que les chrétiens ne devraient pas s’impliquer dans la politique parce que le christianisme concerne la foi personnelle. Pour d’autres cela signifie que l’implication politique chrétienne se limite aux questions morales. Ils ne peuvent concevoir que le christianisme se préoccupe de questions de justice sociale. Pour certains cela signifie que, alors que la Bible règle leur vie personnelle, ils ne pensent jamais qu’elle pourrait se rapporter à leur pratique des affaires.
La société de consommation
Ray Bakke parlait dans une Église du besoin de s’occuper des pauvres dans les cités. Quelqu’un demanda, ‘N’est ce pas précisément cela qu’on appelle l’évangile social ?’ L’évangile social était un mouvement qui croyait que le royaume de Dieu pouvait venir dans l’histoire à travers l’action sociale chrétienne. En réponse à cela Ray Bakke demanda : ‘Où vivez-vous ?’ Dans un quartier agréable. ‘À quoi ressemble votre maison ?’ Une grande maison. ‘Quelle voiture conduisez-vous ?’ Un modèle haut de gamme. ‘Quelles perspectives d’avenir ont vos enfants ?’ Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Ray Bakke dise : ‘Il me semble que c’est vous qui réalisez le modèle de l’évangile social.’
Cette histoire illustre à quel point beaucoup d’arguments contre l’engagement envers les pauvres ne sont en réalité qu’une tentative de justifier un mode de vie consumériste. Si nous reconnaissons la valeur du souci pour les pauvres nous devrons alors accepter que nos modes de vie doivent changer – et cela nous ne l’acceptons pas. Nous avons succombé au consumérisme de notre culture. Nous avons cru le mensonge selon lequel les biens de consommation apportent identité, sens et satisfaction. Nous ne pouvons changer notre position parce que notre identité est en jeu. Enlevez la recherche des biens de consommation et vous enlevez notre espoir. C’est seulement en présentant le consumérisme comme une idolâtrie que nous pouvons libérer les gens pour qu’ils reconnaissent que l’identité et la satisfaction s’acquièrent en connaissant et en servant Dieu – y compris par le service parmi les pauvres.
Relativisme
Pour beaucoup d’évangéliques le défi de la Mission Intégrale a été le défi d’accepter l’importance de l’implication sociale. Ce fut le point de mire des débats au cours des quarante dernières années et ce débat continue à faire des remous. Mais pour beaucoup parmi la nouvelle génération d’évangéliques le défi est inversé : c’est le défi d’accepter le rôle de l’évangélisation parmi les pauvres. Surtout en Occident, la culture dominante est maintenant une culture post-moderne caractérisée par le relativisme. L’engagement envers la vérité absolue est vu comme une arrogance et ainsi certains chrétiens hésitent à proclamer la parole révélée de Dieu. Ils consentent aisément à l’action sociale qui, après tout, a l’approbation de leurs pairs non-croyants, mais ont moins d’assurance quand il s’agit de proclamer la vérité libératrice de l’Evangile. Mais un engagement envers la Mission Intégrale est autant un engagement à intégrer totalement l’évangélisation à l’action sociale qu’un engagement à intégrer totalement l’action sociale à l’évangélisation. Ce qui définit le Réseau Michée, c’est son engagement à unir de façon intégrale la proclamation et la mise en œuvre de cette proclamation dans la mission de l’Eglise parmi les pauvres.
3. Obstacles institutionnels
Les obstacles culturels soulignés ci-dessus apparaissent à cause de l’influence de la culture environnante sur l’Église. Nous nous sommes conformés au schéma de ce monde plutôt que d’être transformés par le renouvellement de notre intelligence (Romains 12.2). Ces obstacles concernent l’impact sur l’Église d’une culture qui est externe à l’Église. Les obstacles institutionnels ci-dessous, en revanche, concernent la culture interne d’une Église.
Modèles de réussite
Une partie bien trop grande des notions que nous nous faisons de la réussite d’un ministère sont calqués sur des notions de réussite typiques des classes moyennes. On considère que les ministères qui ont du succès sont ceux qui atteignent les professionnels. Les dirigeants de riches Églises de banlieue dominent les tribunes de conférences et leurs modèles de ministère sont présentés comme les modèles auxquels tous devraient aspirer. Nos images d’Églises qui réussissent impliquent de bonnes équipes composées de professionnels, de familles de classe moyenne et d’étudiants participant à des programmes bien organisés. C’est souvent ce à quoi les dirigeants aspirent pour leurs Églises. Mais le ministère parmi les pauvres ne ressemblera pas à cela. Il ne correspondra pas à ces critères de réussite. Quand une personne de classe moyenne ayant fait ses études à l’université se convertit elle contribue habituellement immédiatement à la vie de l’Eglise. Quand quelqu’un appartenant à un milieu social difficile se convertit il a besoin de temps et de ressources.
Modèles de ministère
On dit parfois que les dirigeants d’Église devraient se concentrer sur l’enseignement de la Parole de Dieu. Ils ont reçus un don de Dieu pour enseigner et cela devrait être le point central de leur ministère – et non le fait de mettre en oeuvre des programmes pour les pauvres. Et en effet il y a beaucoup à dire en faveur cet argument. Le problème surgit quand il est combiné avec une forme de cléricalisme de sorte que le ministère des dirigeants définit le ministère de l’Eglise. Au lieu que chaque membre exerce des dons différents et complémentaires, on s’attend à ce que les ministères de tous reflètent le ministère du dirigeant. Le résultat est qu’il n’y a pas de place pour ceux qui ont reçus un talent pour travailler parmi les pauvres – dons de service comme Pierre les décrit (1 Pierre 4.11). Et réciproquement, comme la diversité des ministères n’est pas reconnue, la préconisation de la Mission Intégrale est perçue comme une menace pour le ministère du dirigeant de l’Église.
4. L’institutionnalisme
Les Églises peuvent très facilement devenir des institutions plutôt que des communautés de croyants.
Les décisions d’actions sont dominées par les procédures hiérarchiques plutôt que par un processus participatif. On se préoccupe plus des programmes que des personnes. Dans ce contexte la Mission Intégrale peut être étouffée par un manque d’autorisation. Ceux qui détiennent l’autorité peuvent être peu disposés à déléguer leur autorité ou à donner des responsabilités aux gens pour exercer librement leur service. Il est en outre difficile pour les pauvres de se rattacher à cette culture institutionnelle et encore plus dur d’y contribuer.
Une caractéristique habituelle d’une culture institutionnelle, bien que cela puisse caractériser aussi des cultures moins institutionnalisées, est qu’elles sont peu disposées à prendre des risques. Une plus grande implication envers les pauvres peut être vue comme risquée. La nature du risque rejoint d’autres obstacles à l’adoption de la Mission Intégrale. Les gens peuvent percevoir un risque de compromis ou craindre l’échec à atteindre le modèle de « ministère réussi » dont nous avons parlé plus haut. Pour certains c’est simplement le risque d’échouer. Ils préfèrent échouer en ne prenant pas d’initiatives qu’essayer des initiatives qui échouent. Dans certains cas cela peut être aggravé par une désillusion provenant des échecs du passé. Parfois les déceptions et blessures des événements du passé ont besoin d’être traitées avant qu’une Église puisse avancer.
Une mentalité conservatrice
Le cœur du problème avec l’institutionnalisme est qu’il crée une mentalité conservatrice plutôt qu’une mentalité missionnaire. Les structures et ressources de l’Église sont calculées pour maintenir le statu quo plutôt que pour promouvoir la mission. Le but est la préservation plutôt que la propagation. Les aventures risquées sont évitées. On résiste au changement. La Mission Intégrale devient une entrée sur l’agenda, en compétition avec toutes les autres. Au lieu de voir la Mission Intégrale comme le modus operandi de l’Église, elle devient encore une chose de plus qu’il serait bon de faire. Au mieux elle reçoit parfois quelque attention, mais jamais d’une façon soutenue. Elle n’est jamais autorisée à définir ce que cela signifie d’être une Église.
5. Obstacles liés aux capacités
Manque de compétences et d’assurance
Une Église peut manquer des qualités requises pour s’impliquer avec les pauvres. Il se peut que les personnes ne sachent pas où commencer. Mais l’implication envers les pauvres tient plus du relationnel que du savoir-faire technique. Là où il y a de la détermination, les compétences peuvent être acquises et la connaissance gagnée. Le plus débilitant est le manque d’assurance. Les personnes peuvent craindre ce qui est nouveau. Elles peuvent craindre les différences culturelles impliquées. Il peut arriver qu’elles ne conçoivent l’implication sociale qu’en termes de grands projets avec des budgets larges qui sont au-delà de leur capacité. Ainsi beaucoup d’Églises n’adoptent pas la Mission Intégrale parce qu’elles supposent qu’elles ne le peuvent pas. Elles sont d’accord dans le principe et aimeraient s’impliquer dans le futur, mais ne pensent pas pouvoir le faire dans le présent.
Manque de temps
Le problème du manque de temps n’est pas propre à la Mission Intégrale. La modernité est caractérisée par la surcharge de travail. La rationalisation de beaucoup d’entreprises sur les vingt dernières années a créé des horaires de travail plus longs avec moins de sécurité. Les technologies de l’information et de la communication estompent les frontières entre le travail et la vie privée. Selon le christianisme nous trouvons notre identité en connaissant et servant Dieu, et la Réforme Protestante a redécouvert le travail comme un moyen par lequel nous pouvons servir Dieu. Mais dans les cultures laïques Dieu est oublié de telle sorte que le travail lui-même devient le moyen grâce auquel nous trouvons notre identité et le sens de la vie. Ces facteurs se combinent pour beaucoup de gens – y compris les chrétiens – pour créer une culture de surcharge de travail, laissant peu de temps pour le relationnel.
6. Obstacles relationnels
Les obstacles relationnels sont similaires aux problèmes de capacité. Les chrétiens peuvent ne pas seulement manquer du savoir-faire technique et d’assurance, mais aussi des qualités relationnelles pour s’adresser aux pauvres ou à d’autres groupes travaillant dans le même domaine. Il se peut que les différences de classes sociales rendent difficile pour les gens d’entrer en contact avec des personnes marginales. Ils peuvent avoir le sentiment qu’ils n’ont rien en commun avec eux. Il n’est que trop facile de laisser la pauvreté de quelqu’un devenir l’unique caractéristique qui le définit dans notre esprit. Nous les considérons comme ‘les pauvres’ plutôt que comme des personnes qui sont devenues pauvres.
Parfois ces problèmes passent inaperçus. Les membres de l’Église font de leur mieux pour être accueillants et chaleureux, mais ne réalisent pas combien la culture de leur Église est formée par leur classe sociale. Par exemple, quelqu’un à la porte de l’Église peut tendre un cantique, une Bible, un livre liturgique et un bulletin de nouvelles à un nouveau venu, en souriant et en le saluant, sans réaliser combien cela peut être intimidant pour quelqu’un issu d’une culture qui ne passe pas par l’écrit. Les activités sociales auxquelles les pauvres sont invités, le processus de prise de décision de l’Église, le code vestimentaire implicitement exigé, le style d’enseignement – tout cela peut être étranger à ceux qui sont marginalisés. Le résultat sera que quelle que soit la chaleur de l’accueil, les pauvres peuvent se sentir marginalisés au sein de l’Église comme ils le sont à l’extérieur.
7. Obstacles liés à l’identité
Tradition
Le sentiment d’insécurité peut créer un obstacle aux idées nouvelles. Si une Église n’est pas sûre de ce qui définit son identité alors elle peut craindre qu’une nouvelle activité la détourne de son identité centrale. Ce n’est pas une vision claire de l’Évangile qui fait obstacle à la Mission Intégrale, mais l’incapacité à distinguer les impératifs de l’Évangile des normes culturelles. Dans cette situation la tradition cesse d’être un fondement sur lequel nous construisons et devient une ligne que nous ne franchirons pas. Nous faisons seulement ce que nous avons toujours fait dans la crainte de faire quelque chose qui compromettrait notre identité.
Dans le cas de l’engagement parmi les pauvres cette attitude se combine avec le présupposé selon lequel l’engagement social est quelque chose que les libéraux font. Il y a culpabilité par association. La crainte est que si nous commençons à nous impliquer parmi les pauvres nous perdrons nos engagements évangéliques profonds. Les activistes sociaux évangéliques qui ont bel et bien perdu leurs ancrages théologiques n’arrangent rien à ce genre d’attitude – bien que ces activistes aient souvent agi ainsi parce qu’ils ont été marginalisés par d’autres évangéliques, ce qui les a poussés dans les bras de personnes d’autres convictions théologiques.
Crainte du compromis à cause d’une collaboration
L’implication dans le social implique communément le fait de travailler avec les autres. De nombreux chrétiens craignent que cela conduise à des compromis. Au lieu de voir la collaboration comme une nouvelle arène dans laquelle ils peuvent témoigner de Christ, ils sont préoccupés par le fait que les gens croiront qu’ils ont les mêmes convictions que ceux avec lesquels ils collaborent. A nouveau, cette crainte provient d’un manque d’assurance au sujet de sa propre identité.
Crainte du compromis à cause du contact avec les pauvres
Un couple commença à travailler avec une Église locale dans un quartier pauvre de la ville de Mexico. Les membres de l’Église étaient plus riches et venaient de l’extérieur du quartier dans lequel le bâtiment de l’Église était situé. L’Église voulait atteindre les gens du quartier et faisait initialement bon accueil à l’aide qu’elle recevait pour ce faire. Le couple commença à atteindre les prostituées et les toxicomanes, en se liant d’amitié avec eux, en répondant à leurs besoins et en partageant l’Évangile avec eux. La plupart du travail était financé avec leur propre argent. Quelques unes des personnes prostituées et toxicomanes ont commencé à venir aux réunions de l’Église. Le couple était enthousiasmé de la façon dont les choses se développaient et des occasions qui se présentaient pour atteindre les personnes marginalisées. Un dimanche matin le couple arriva et trouva le bâtiment fermé. Les membres de l’Église ne voulaient pas de prostituées et de toxicomanes qui pourraient corrompre leurs enfants. Ils avaient décidé d’aller ailleurs sans le dire au couple. Le ministère s’était effondré du jour au lendemain. Cette histoire illustre de façon dramatique les craintes que certains chrétiens ont que le travail avec les pauvres compromette la pureté de l’Église.
L’esprit de clocher
Quelquefois l’obstacle à l’engagement dans la Mission Intégrale est l’esprit de clocher. Une communauté religieuse devient introvertie. Elle ne peut ni voir au-delà de sa propre communauté locale ni au-delà d’elle-même. Cette attitude renforce souvent une mentalité conservatrice. Le plus souvent c’est un manque d’imagination, un ingrédient clé de la compassion. Les gens ne peuvent pas imaginer la vie des pauvres. Les pauvres, encore faut-il qu’on les remarque, sont vus comme une menace. Il n’y a pas d’empathie.
8.Obstacles spirituels
Certains obstacles que nous avons identifiés pour l’instant sont le résultat de préoccupations réelles. Quelques-uns proviennent de la faiblesse humaine. Quelques-uns sont le résultat d’échecs : devant la prise de risques, échec à faire confiance à Dieu, à avoir de l’empathie pour les pauvres et ainsi de suite. Le dernier groupe d’obstacles implique aussi la culpabilité. Les préjugés et l’apathie sont des péchés.
Les préjugés et la fierté
Normalement un préjugé n’est pas exprimé. Il se dissimule sous la surface des discours des gens. Les gens soulèvent des objections variées à l’implication sociale, mais le blocage réel vient de leurs préjugés raciaux ou sociaux. Mais parfois un préjugé est exprimé clairement. On dit que les pauvres sont pauvres à cause de leurs propres fautes. Parfois c’est exprimé au niveau national comme, par exemple, quand on accuse des dirigeants corrompus. Parfois c’est exprimé en termes individuels comme, par exemple, quand on met en cause les formes de dépendances sans beaucoup se soucier des causes sous-jacentes. Il y a souvent une part de vérité dans ce genre d’affirmations, même si c’est rarement toute la vérité. Nous ne devrions pas être naïfs ou romantiques en ce qui concerne les pauvres. Mais présenter de telles affirmations comme des obstacles à la Mission Intégrale est une expression de fierté. Le raisonnement sous-jacent est le suivant : « J’y suis arrivé par moi-même et les pauvres doivent faire de même ». C’est souvent une attitude ancrée en ceux qui ont été pauvres autrefois. Grégoire le Grand disait ‘la foi en l’inégalité provient de la source de l’orgueil’¹². Au lieu de devenir humbles par la grâce de Dieu, les gens rendent l’inégalité acceptable en arguant que leur privilèges sont le résultat d’une sorte de supériorité – due à leurs compétences, au fait qu’ils ont travaillé dur ou à leur nationalité.
L’apathie
Etre un disciple chrétien est coûteux et l’implication parmi les pauvres au nom du Christ ne fait certainement pas exception. C’est un prix que certains chrétiens ne veulent pas payer. Comme dans le cas des préjugés, ils peuvent avancer d’autres raisons pour justifier qu’ils ne s’impliquent pas, mais la réalité est qu’ils ne sont pas prêts à ‘se lever de leur chaise’ pour aider ceux qui sont dans le besoin. Ils calculent le prix et décident qu’ils ne le paieront pas.
Conclusion
Les défenseurs de la Mission Intégrale parmi les pauvres sont souvent passionnés par leurs convictions. Persuadés de la force morale de leurs arguments, ils s’en servent pour faire pression sur les autres avec vigueur et enthousiasme. Ils peuvent être impatients avec eux, et même les rejeter et être en désaccord. Mais nous avons besoin de prêter attention aux préoccupations qui sont sous-jacentes aux arguments de ceux qui s’opposent à la Mission Intégrale. Parfois ces soucis sont des soucis justifiés. Se préoccuper du fait que la proclamation de l’Évangile ne soit pas négligée ou que le témoignage de l’Église ne soit pas compromis sont des préoccupations valides et importantes. Nous ne persuaderons de telles personnes qu’en démontrant que ces soucis sont les nôtres et en montrant comment la Mission Intégrale peut être effectuée sans compromettre l’Évangile. D’autres fois les présupposés et préjugés sous-jacents des personnes peuvent avoir besoin d’être remis en cause. C’est seulement en laissant de côté nos slogans et en écoutant attentivement les raisons qui sous tendent à l’opposition d’une personne à la Mission Intégrale que nous pouvons véritablement parler à son cœur.
1 Pour plus de détails sur l’histoire du ré-engagement des évangéliques en faveur de la Mission Intégrale voir Tim Chester, Awakening to the World of Need : The Recovery of Evangelical Social Concern (IVP, 1993) et C. René Padilla, ‘Integral Mission and its Historical Development’ in Justice, Mercy and Humility : Integral Mission and the Poor, ed. Tim Chester (Paternoster, 2002). Cf. en français version française
2 David Bosch, Witness to the World : The Christian Mission in Theological Perspective (MMS, 1980), p.181.
3 John Stott, Christian Mission in the Modern World (Kingsway, 1975, 1986), p.15-34, en particulier p.24.
4 John Stott, Christian Mission, p.22-23 ; voir aussi Tim Chester, Awakening, p.72-73, 210 fns. P.13 et 14.
5 Samuel Escobar, « Evangelism and Man’s Search for Freedom, Justice and Fulfilment » in Let the Earth Hear His Voice, ed. J. D. Douglas (World Wide Publications, 1975), p.303-326 ; publié également dans Mission Trends : Third World Theologies, eds. G. H. Anderson and T. F. Stransky (Paulist/Eerdmans, 1976), p.104-110.
6 C. René Padilla, « Evangelism and the World » in Let the Earth Hear His Voice, p.116-146 ; publié également dans C. René Padilla, Mission Between the Times (Eerdmans, 1985), p.1-44.
7 C. René Padilla, « How Evangelicals Endorsed Social Responsibility 1966-1983 » in Transformation, 2:3 (1985), p.29.
8 The Grand Rapids Report, Evangelism and Social Responsibility : An Evangelical Commitment (Paternoster, 1982), p. 25.
9 The Grand Rapids Report, p. 24.
10 Déclaration du Réseau Michée sur la Mission Intégrale.
11 Voir Graham Gordon, What If I Got Involved : Taking a Stand Against Social Injustice (Paternoster, 2003), p. 4-16.
12 Cited dans Duncan B. Forrester, On Human Worth, p.115.
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