Auteur : Vinoth Ramachandra, septembre 2003
Conférence du Réseau Michée, Mexique.
1. L’ORDRE DE LA CRÉATION
Dans un langage simple mais profond, le premier chapitre de la Bible nous présente Dieu et sa création. La relation de Dieu avec le monde qu’il a créé est faite à la fois d’une intimité aimante et d’un pouvoir créateur plein d’autorité. Tel un artisan humain, Dieu « parle », « voit », « travaille » et se « repose ». La Parole de Dieu, par laquelle il se communique Lui-même, est proférée dans le vide et ce qu’il dit vient à l’existence. L’univers que Dieu crée est ordonné et intelligible. En disant que l’univers est créé par Dieu, l’auteur de la Genèse indique également que l’univers est ouvert à l’action de Dieu. Il ne s’agit pas d’un système fermé, mais d’une création ouverte à la possibilité de nouvelles transformations.
Le monde a été créé riche en diversités. Le Créateur bénit les êtres vivants en leur donnant une semi- autonomie, la capacité de procréer (Gn 1.22). Le Créateur déclare « bons » la condition de créature, l’individualité, la diversité et le changement. Il fait ses délices de ce qu’il appelle à l’existence et équipe ses créatures de potentialités de développement. La terre doit produire du bétail, des reptiles et des animaux sauvages. Les eaux doivent donner naissance au grouillement de l’activité des animaux marins. En d’autres termes, le Créateur a équipé la création de la possibilité de faire advenir des choses nouvelles en accord avec ses desseins. D’autres passages bibliques tels que le Psaume 104 et Job 38-41 développent les idées contenues en Genèse 1 en dépeignant dans un langage imagé merveilleux, un Dieu qui joue avec ses créatures et qui met en avant leur pouvoir redoutable.
Le monde est distinct de Dieu et cependant il dépend de Dieu pour son existence et pour sa subsistance. Ses aptitudes merveilleuses à se renouveler, à s’adapter et à se développer ont toutes été insérées en elle par le Créateur, mais tous ces systèmes et modèles complexes fonctionnent en réponse à la Parole Divine. De plus, le fait de considérer que Dieu ne se contente pas de créer le temps mais qu’Il crée aussi avec et dans le temps a eu des implications profondes pour l’ancien Israël, comme c’est d’ailleurs toujours le cas pour la société moderne. Israël devait apprendre à valoriser le temps et à le considérer comme l’étoffe de l’histoire dans laquelle Dieu s’implique. La Rédemption, contrairement à ce qui se passe dans d’autres religions (y compris dans les philosophies hindoue et bouddhiste), a lieu dans le temps et ne consiste pas en une libération du temps.
L’être humain en image de Dieu. Il est saisissant de constater à quel point ce que la Bible enseigne sur l’humanité est révolutionnaire. L’effigie de pierre ou de métal qu’érigeaient les anciens rois, symbolisait de façon visible leur souveraineté sur un territoire donné. Elle représentait le roi pour ses sujets. Mais ici, c’est l’humanité qui constitue « l’image de Dieu » (Gn 1.26,27). Ce sont les hommes et les femmes qui représentent Dieu sur la terre. Par conséquent, lorsque les humains fabriquent des images de réalités créées pour leur rendre un culte, ils adorent quelque chose qui leur est inférieur et ainsi, se déshumanisent. La création de l’homme en image de Dieu implique également que la façon dont nous traitons notre prochain reflète notre attitude à l’égard du Créateur. Mépriser notre prochain revient à insulter Dieu (Cf. Pr. 14.31 ; Jc. 3.9).
La société babylonienne comme les autres civilisations mésopotamienne et égyptienne, était hiérarchiquement structurée. Au sommet de la pyramide sociale se trouvait le roi, considéré comme représentant le pouvoir du monde divin. Juste après lui venaient les prêtres qui partageaient sa fonction médiatrice mais à un degré moindre. En dessous de ces derniers se trouvait la bureaucratie, commerçants et militaires, tandis que la base de la pyramide était essentiellement formée de paysans et d’esclaves. Ainsi, ces sociétés légitimaient religieusement l’ordre socio-politique par leurs mythologies de la création. Les êtres humains des classes inférieures avaient été créés pour servir d’esclaves aux dieux et pour les dégager de l’obligation de travailler de leurs mains. Et puisque que le roi représentait les dieux sur la terre, servir le roi revenait à servir les dieux. Par conséquent, le récit de la Genèse prend le contre-pied de ces mythologies et sape cette idéologie royale largement répandue. Il « démocratise » l’ordre politique. Chaque être humain est appelé à représenter la royauté de Dieu dans l’ensemble des sphères de la vie humaine sur terre. Et le gouvernement de Dieu n’est pas celui d’un despote, mais le soin aimant d’un parent attentionné.
Notons de plus que la personnalité humaine est constituée par son caractère relationnel. De même que Dieu est en relation avec nous, tout en demeurant autre que nous, à l’intérieur de la communauté humaine nous sommes en relation au sein d’une diversité culturelle et de la diversité des genres. Une liberté personnelle exige une distance entre les individus, et cette distance doit être respectée, et cependant nous ne pouvons trouver notre accomplissement en tant que personnes si nous sommes coupés de Dieu et des autres. Ainsi, l’ « autre », loin d’être une menace pour mon identité et ce qu’elle a d’unique, est celui sans lequel je n’aurais pas d’identité. Ce fait de l’existence personnelle, établi par la création, est ce qui confère dignité et valeur à toute vie humaine. Ce n’est pas dans la compétition avec l’ « autre » et en luttant pour conserver mon « autonomie » que j’établis ma valeur, mais plutôt en reconnaissant mon interdépendance au sein de cette famille humaine une et multiculturelle.
Le caractère révolutionnaire unique de cette conception de la vie humaine ne se fait pas moins fortement sentir dans nos sociétés (post)modernes. Raconter cette conception de l’humanité face aux définitions qui en sont données par les médias, le monde académique ou celui des affaires est un aspect important de la mission chrétienne. Les êtres humains doivent être traités comme ayant une valeur qui leur est essentielle : elle ne leur a pas été conférée (par exemple par l’Etat) et elle ne peut pas non plus leur être ravie par d’autres êtres humains. Ils ne sont pas une marchandise utile dont la valeur dépend de ce qu’ils ont les moyens d’acheter sur la place du marché.
C’est le concept biblique d’imago Dei qui, plus que tout autre, a fourni aux droits de l’homme un fondement ontologique qui manque à une approche purement séculière. Il n’est pas évident que le respect pour tous les êtres humains puisse se développer dans des sociétés qui n’ont pas subi l’influence de la vision biblique. Les historiens de la médecine ont souligné, par exemple, que prendre soin des nouveau-nés déficients n’était pas du tout une préoccupation médicale dans l’antiquité classique. Il semble que l’on n’ait pas remis en question la moralité de la mise à mort des nouveau-nés malades ou mal formés avant la naissance de l’Eglise chrétienne. Aucun écrivain païen – grec, romain, indien ou chinois – ne paraît s’être demandé si les humains ont une valeur ontologique qui leur soit inhérente, indépendamment de leur statut social ou légal, de leur âge, de leur sexe, etc. « L’adoption de l’idée d’une valeur inhérente à l’être humain dans la civilisation occidentale a dépendu originellement de la conviction que tout homme est formé en image de Dieu. »¹
Dire que Dieu, à cause de son profond amour pour l’humanité, nous a octroyé certains droits inviolables, est un concept radical politiquement non seulement pour le Tiers Monde mais aussi pour l’Europe et l’Amérique du Nord. C’est l’amour de Dieu pour tous les hommes qui autorise le pauvre et l’opprimé à se lever et à revendiquer leurs droits à la survie et à la liberté. L’injustice atteint l’être même de Dieu. Pour la Bible, comme pour la tradition chrétienne, les pauvres et les opprimés peuvent légitimement nous regarder comme redevables à leur égard ; par conséquent, lutter pour de meilleures conditions économiques, sociales et politiques qui les aident à protéger leurs droits est une affaire de justice et pas seulement un acte de compassion. De plus, si nous rejetons l’idée que la notion séculière d’autonomie (conçue comme autodétermination) puisse servir de base aux droits de l’homme, nous devons cependant reconnaître que l’amour de Dieu donne à ses créatures la force de se libérer des récits et des pratiques qui avilissent leur humanité et de revendiquer à la face du monde leurs droits en tant qu’images de Dieu.
L’Église est ainsi appelée à mettre devant les yeux du public les « oubliés » de nos sociétés – les pauvres, les handicapés, les personnes âgées et les exclus – par sa proclamation publique d’une compréhension différente de l’humanité et par la manifestation de cette compréhension dans les pratiques sociales même de l’Église. Si l’éthique est le talon d’Achille de la culture séculière de la modernité tardive, elle doit devenir le lieu privilégié de la proclamation de l’Évangile. Se faire le champion des droits de l’homme dans un contexte mondial et local, et arguer que ce respect pour la dignité humaine n’a de sens qu’au sein d’une vision biblique du monde, c’est joindre en une harmonie puissante action politique et apologétique évangélique.
Intendance responsable. La conception biblique de la création implique que nous ne sommes ni propriétaires (pour faire de la terre ce qui nous semble bon), ni de simple invités (qui profitent passivement mais n’interviennent pas dans les processus naturels). Nous sommes appelés à « dominer » la terre. Le texte développe ceci à l’aide des termes « cultiver » et « garder » (ou « servir ») (Gn 1.28s ; 2.15). Développer le potentiel que la terre recèle et veiller à ce qu’elle reste fertile sont deux aspects indissociables de cette intendance à l’égard de la planète. Il s’agit de quelque chose de proche de ce qui a été nommé « développement durable » ces derniers temps, à savoir générer des richesses de telle sorte que nous léguions aux générations futures une planète qui n’ait pas été privée de sa capacité à donner et à entretenir la vie.
Il n’y a donc pas de droit absolu à la propriété privée. Dieu a confié aux hommes, comme à des intendants, ce qui est fondamentalement sien. « A l’Éternel est la terre et ce qui la remplit, le monde et ceux qui l’habitent ! » (Ps 24.1 ; cf. Ps 89.12). Ainsi, lorsque Dieu donna à Israël la terre promise (acte qui servait de paradigme à l’héritage de la terre par l’humanité), il fut dit au peuple : « La terre [leur moyen de production de base] ne se vendra pas à titre définitif ; car le pays est à moi, car vous êtes chez moi comme immigrants et comme résidents temporaires. » (Lv 25.23 ; également Ex 19.5 ; Éz 46.18). Les exigences de la survie humaine ont la priorité sur le droit d’un individu sur sa propriété (p.e. Dt 24.19-22). Ni les gouvernements, ni les multinationales ne sont les propriétaires des ressources naturelles de la terre. Dieu les tient pour responsables de l’exploitation de ces ressources pour le bien de tous les hommes qui vivent sur cette terre et d’une mise en œuvre de cette exploitation qui se fasse de manière à respecter l’intégrité de sa création.
L’alliance mosaïque explicitait la manière dont la domination devait s’exercer dans la terre promise. Par exemple, elle interdisait d’exploiter les ressources naturelles jusqu’à extinction (Dt 22.6-7) et contrairement à la pratique moderne, même une guerre ne justifiait pas une déforestation sans discernement (Dt 20.19-20). Les animaux et la terre étaient inclus dans le sabbat hebdomadaire et dans celui de la septième année « …afin que ton bœuf et ton âne aient du repos, afin que le fils de ta servante et l’immigrant puisse souffler » (Ex 23.10-12 ; Lv 25.6-7 ; Dt 5.12-15).
Considérer le monde comme étant la création de Dieu pose donc des limites à l’activité humaine. La croissance économique, le commerce, l’investissement et la productivité ne sont pas des fins en soi mais plutôt des moyens pour conduire à l’épanouissement de l’homme, et, en fin de compte, pour glorifier Dieu. Les marchés et les gouvernements sont faits pour servir l’homme et non pour le définir. Si nous revenons au récit de la Genèse, nous relevons que la « semaine » de création trouve son aboutissement ultime dans la « bénédiction » et la « sanctification » du septième jour. Le spécialiste de l’Ancien Testament Gordon Wenham note qu’il s’agit là de « termes frappants si on les applique à un jour ». Il continue par ces mots : « la bénédiction divine sur les hommes et les animaux aboutit à l’abondance et au succès. Il est paradoxal que le jour où Dieu se reposa de son activité créatrice soit proclamé « béni »… Pareillement, il n’est pas habituel qu’un jour soit « sanctifié » c’est-à-dire fait ou déclaré saint… Le septième jour est la première chose à être sanctifiée dans la Bible et à s’acquérir un statut qui n’appartient à proprement parler qu’à Dieu. De la sorte, le livre de la Genèse met l’accent sur le caractère sacré du Sabbat. » ²
Le récit de la création relativise notre travail. Nous trouvons notre véritable identité non dans notre tâche de « domination » mais dans notre relation avec Dieu. Le travail est un aspect important de notre culte envers Dieu mais ce n’est quand même pas le culte en tant que tel. S’arrêter pour jouir avec notre prochain des fruits de notre labeur, et remercier Dieu pour les dons de la vie replace notre travail dans une perspective juste. Par conséquent le repos et la célébration sont insérés dans l’ordre créé. C’était le fondement de la loi du Sabbat dans l’ancien Israël. Son intention première était de situer le travail humain dans la seule perspective qui lui donne un sens, à savoir, le culte de Dieu. Il s’agit toujours d’un concept révolutionnaire qu’il nous faut confesser dans cette spirale infernale du travail, destructrice pour l’âme, que beaucoup (de ceux qui ont assez de chance pour pouvoir travailler) en sont venus à associer à une économie mondialisée, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Les conditions d’une modernité mondialisée laissent de nombreuses personnes déracinées et insatisfaites, même lorsqu’elles sont bien payées. Selon le sociologue Richard Sennet, « l’une des conséquences involontaires du capitalisme moderne est qu’il a renforcé la valeur d’un lieu fixe, et suscité un désir de communauté. Toutes les conditions émotionnelles que nous avons examinées dans les lieux de travail, entretiennent ce désir : les incertitudes de la flexibilité, l’absence de confiance et d’engagement profonds, la superficialité du travail d’équipe, et par-dessus tout, le spectre de ne pas réussir à être quelqu’un dans ce monde, à « faire sa vie » par son travail. Toutes ces conditions incitent les gens à chercher ailleurs attachement et profondeur. » ³
Shalom écologique. Toute vie est un don du Créateur et se déroule dans un contexte d’interconnexion extrêmement fort. De plus, le Seigneur de la création pourvoit avec abondance aux besoins de toutes ses créatures, de telle sorte que le manque (notion sur laquelle repose toute la discipline de l’économie moderne) est une anormalité, une perversion de l’ordre créé. De plus, la terre exige notre respect et nous invite à prendre soin d’elle de façon responsable. « Cultiver la terre » et la « servir » vont ensemble (Gn 2.15). Le shalom des hommes et le shalom de la terre dépendent mutuellement l’un de l’autre. L’avidité et l’oppression cassent la solidarité humaine. Les conflits qui en résultent dévastent la terre.
Lors de l’Assemblée de Vancouver en 1983, le Conseil Œcuménique des Églises a attiré l’attention à bon droit sur la manière dont la justice économique, la paix et la « sauvegarde de la création » vont ensemble 4. Ces dernières années, des États-nations ou des régions au sein des États se sont engagés dans des guerres pour le contrôle des gisements pétroliers, des ressources diamantifères et de l’eau. Une déforestation excessive ou un surpâturage conduisent à l’érosion des sols. Celle-ci favorise l’expansion des déserts qui, à son tour, crée des migrations de masse, lesquelles conduisent à solliciter excessivement les capacités des pays voisins à recevoir les afflux de réfugiés et ceci peut, en définitive, mener à une guerre. La « déforestation sauvage » des grandes zones forestières du monde (en particulier au Brésil et en Indonésie) est due aux pressions pour mettre en œuvre des cultures commerciales et pour produire de la viande bovine en vue de l’exportation. À la longue, ces pratiques destructrices conduisent à un appauvrissement permanent du sol et à l’aggravation de la pauvreté rurale.
Comment interprétons-nous notre monde contemporain à la lumière de la doctrine biblique de la création ? Que signifie célébrer la bonté du monde naturel et l’amour de Dieu pour sa création, alors que beaucoup autour de nous sont obsédés par des images apocalyptiques de guerre nucléaire, chimique et biologique ou par le tarissement des ressources en eau de la planète dû à la surpopulation et aux déchets ? Alors que la seule certitude semble être que la terre aussi bien que l’humanité n’ont aucun avenir ? Tandis que Dieu lui même respecte l’altérité de ce qu’il a fait et qu’il se réjouit de cette diversité créative, nous nous acharnons à réduire l’ensemble des animaux et des plantes en de simples produits de consommation, en des « machines biologiques », conçues et formées de nouveau par la manipulation génétique pour le profit commercial d’un petit nombre. Les forêts, l’eau, les semences, la chaîne alimentaire et même le génome humain sont en danger de devenir de simples produits, représentant ainsi le triomphe ultime de la société de consommation. « La vie a perdu son caractère sacré en ce que les bases mêmes de la vie terrestre deviennent la nouvelle matière première, les nouveaux sites d’investissement, les nouveaux lieux de fabrication. »5 Alors que les nations riches mettent au rancart la notion de développement durable, la biosphère est polluée, la terre dépérit, et ce sont les pauvres qui subissent le gros des retombées.
2. LE PÉCHÉ ET LES PARADOXES DE LA MONDIALISATION
La suite du récit biblique nous montre comment, lorsque l’homme et la femme voulurent devenir comme Dieu, ils se sont mutuellement perçus comme une menace à l’autonomie l’un de l’autre mais également comme un objet à manipuler au sein d’un monde d’objets manipulables. La domination a été remplacée par la tyrannie et la tromperie. L’intérêt personnel et la convoitise, dans un monde déchu, se présentent comme la source principale des motivations humaines. L’avidité et l’exploitation vont de pair avec l’idolâtrie. Les structures politiques et les systèmes économiques qui enrichissent les riches et appauvrissent les pauvres deviennent la norme plutôt que l’exception (Ez 22.23-27).
L’Apocalypse de Jean a été appelé « le plus puissant morceau de littérature de résistance politique de la période ancienne de l’Empire [Romain] »6. Jean dépeint la civilisation romaine sous les traits de « Babylone », une prostituée assise sur la puissance militaire romaine (Ap 17). La ville de Rome a pris de l’importance par des conquêtes militaires qui lui apportèrent richesse et puissance. C’est dans le sillage de ses armées impériales que son influence économique et culturelle se répandit dans le monde entier. Rome déclara avoir donné au monde méditerranéen son unité, sa stabilité, sa sécurité et des conditions propices à sa prospérité (la Pax Romana). En reconnaissance à l’empereur Auguste qu’elle célèbre comme le « sauveur du monde », une inscription déclare : « La terre et la mer sont en paix. Les villes prospèrent sous un système légal qui est bon, dans l’harmonie, et avec l’abondance de nourriture, il y aussi abondance de bonnes choses, les gens sont remplis d’espoir pour le futur et de joie pour le présent »7.
Mais si l’on regarde ces choses du point de vue de l’exil de Jean, ces bienfaits sont trompeurs : ce sont les faveurs d’une prostituée, qui ont coûté fort cher. Rome est une riche courtisane dont les vêtements et bijoux de grand prix reflètent le style de vie luxueux qu’elle mène au dépend de ses clients. L’image est développée plus loin (18.12-13) – elle symbolise la richesse de la cité fondée sur l’imposant réseau commercial dont le centre se trouvait à Rome. Rome est une prostituée parce que sa relation avec les peuples de son empire ont pour but ses propres intérêts économiques. La Pax Romana est en réalité, un système compliqué et perfectionné d’exploitation de l’empire. Pour obtenir les faveurs de Rome, les peuples étrangers payent un prix élevé. Ses sujets lui donnent plus qu’elle ne leur donne en retour. Mais ils sont éblouis par sa gloire, trompés par sa propagande, séduits par les ruses de la prostituée (« sortilèges » 18.23) et par les stratagèmes de son commerce. Si les gens acceptent son règne, c’est parce qu’ils sont dupés.
Le paroxysme, le témoignage décisif contre la prostituée nous est présenté au verset 24 du chapitre 18 : Rome y est accusée non seulement du martyr des chrétiens mais aussi du massacre de toutes les victimes innocentes de sa politique meurtrière. Jean sait que la Pax Romana était, selon le mot de Tacite, « la paix jointe à l’effusion de sang », établie par de violentes conquêtes, conservée par des guerres aux frontières, et par la suppression des dissidents à l’intérieur. La « Babylone » décrite par Jean inclut tous ceux qui l’ont précédée dans le mal (en commençant par Genèse 11) : c’est pourquoi, elle est considérée comme coupable non seulement du sang des victimes de l’impérialisme romain, mais du « sang […] de tous ceux qui ont été égorgés sur la terre » (Ap 18.24). Pour nous, elle doit inclure tous les successeurs de Rome. Quand le vin est tiré, il faut le boire.
La volonté de Dieu que toute l’humanité prenne part aussi bien au développement de la terre qu’aux fruits de ce développement se dresse comme un acte d’accusation général porté contre un système économique mondial basé sur l’avidité et le gaspillage – un système qui n’a pas pour but de répondre aux besoins de l’humanité tout entière (dont plus de quarante pour cent est trop pauvre pour faire partie de l’économie globale), mais d’encourager les désirs insatiables d’une minorité ; qui fait passer l’augmentation du salaire des directeurs de compagnies avant le droit des hommes et des femmes à un travail décent ; qui ne considère pas la terre comme une création vivante à respecter, mais seulement comme un produit de consommation supplémentaire.
Une autorité aussi reconnue que Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie et ancien conseiller principal en économie de la Banque Mondiale a déclaré récemment :
Le monde de l’économie et des finances internationales est surprenant. Ce que l’on pourrait considérer comme des principes élémentaires, et même évidents, semble souvent démenti. On aurait pu penser que l’argent se répandrait des pays riches sur les pays pauvres, mais année après année, c’est exactement le contraire qui se produit. On aurait cru que les pays riches, étant bien davantage capables de courir les risques liés à l’instabilité des taux d’échange et d’intérêt, auraient largement accepté de courir ces risques à l’heure de prêter de l’argent aux nations pauvres. Et cependant, les pauvres doivent prendre tous les risques. Bien sûr, personne ne s’attendait à ce que l’économie mondiale de marché soit équitable, mais on nous avait dit qu’au moins elle était efficace. Et pourtant ces tendances que nous avons relevées, et d’autres, suggèrent qu’elle n’est ni l’un ni l’autre 8.
La mondialisation, comme tout autre processus historique se déroulant dans un monde déchu, participe à la fois de la bonté de la création humaine et de la distorsion de la création par le péché et par le mal. Ses avantages et les menaces qu’elle fait courir sont également réels et se mêlent de multiples et complexes façons. Pour chaque aspect bénéfique de la mondialisation, il y a un côté nuisible qui menace de le submerger. C’est une réalité à deux visages, un phénomène paradoxal qui reflète la nature paradoxale de la condition humaine. Nous donnons les considérations suivantes comme des exemples qui devraient attirer notre attention.
Responsabilité démocratique. Les technologies de l’information et de la communication qui sont à la base des processus de mondialisation ont rendu possible le libre-échange des idées et des informations à travers le monde. Les idées nouvelles et les occasions d’apprendre voyagent aujourd’hui beaucoup plus facilement que cela n’a jamais été le cas auparavant. Les régimes répressifs ne peuvent plus cacher leurs actions au reste du monde. Internet et la télévision ont le pouvoir de mobiliser des mouvements de protestation à travers et au-delà des frontières des États-nations, et de tenir les gouvernements nationaux pour responsables des violations des droits de l’homme et des catastrophes écologiques. Le vaste élan du mouvement « Jubilée 2000 » qui est parvenu à arracher aux nations riches des concessions allant dans le sens de l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, le tollé général du public contre Nestlé au moment où la firme essaya de réclamer 6 millions de dollar à la population éthiopienne qui mourait de faim (pour compenser sa nationalisation) – tout cela a été possible grâce au pouvoir des ONG internationales dont l’action n’est plus limitée par les frontières et qui peuvent utiliser les médias électroniques pour attirer l’attention du public et demander des comptes aux gouvernements et aux sociétés commerciales. C’est dans cette mesure que l’émergence d’une société d’information mondiale représente une puissante force de démocratisation.
Le revers de la médaille est le suivant : la croissance d’une poignée de sociétés multinationales géantes (dans le domaine des médias) signifie que des magnats des affaires – qui n’ont pas été élus – peuvent exercer une influence politique énorme et déterminer de la sorte pour le reste du monde ce qui comptera comme une « nouvelle ». « Les Journaux télévisés sont contrôlés par une poignée de personnes qui produisent et fournissent les images des nouvelles du monde : il s’agit des chaînes de la CNN, de la BBC et de la News Corporation de Murdoch. Viennent ensuite les agences de presse dominantes que sont WTN et Reuters. Leur plus gros client, et de loin, seront toujours les États-Unis, ce qui est susceptible de biaiser les priorités dans les informations diffusées et de refléter constamment les intérêts américains. Ceci conduit à une plus grande homogénéisation de l’information de sorte que même s’il y a dans le monde beaucoup de nouvelles chaînes d’informations, elles dépendent toujours de la politique fixée par les quelques personnes qui détiennent et diffusent les nouvelles. Ceci les condamne à recycler toujours les mêmes images et à mettre en avant les priorités qu’on leur a fixées.9
En novembre 2002, le pétrolier Prestige fit naufrage et échoua au large de l’Espagne. Plusieurs millions de litres de pétrole brut échouèrent sur le rivage, détruisant la vie marine et atteignant également les moyens de subsistance des pêcheurs de la côte espagnole. Le Prestige était enregistré par l’Autorité Maritime des Bahamas et il était l’unique navire d’une compagnie maritime libérienne. On pense que cette compagnie servait de façade à l’une des plus grandes compagnies maritimes grecques. Contrairement à ce que l’on aurait cru, l’Autorité Maritime des Bahamas n’est pas localisée aux Bahamas mais dans la « City » de Londres. Naviguer sous le drapeau des Bahamas permettait au bateau d’être exempté de taxe. Le Prestige transportait du pétrole pour Crown Ressources AG, une compagnie créée à Gibraltar, ayant des bureaux à Londres et son siège en Suisse. Crown est la propriété du consortium Alfa Group, l’un des plus grands conglomérats financiers privés de Russie. Alfa est dirigée par Mikhail Fridman qui doit sa fortune aux recettes générées par les privatisations de l’État soviétique. Selon la revue Fortune, avec un total de 2 milliards de dollars, Fridman est le neuvième homme le plus riche du monde qui soit âgé de moins de 40 ans 10.
Ce réseau complexe de propriété et d’enregistrement extraterritoriaux a-t-il été volontairement conçu dans le but de protéger les vrais propriétaires du Prestige et de sa cargaison de la nécessité de payer la note d’une telle catastrophe écologique ? Si tel est le cas, la dérobade devant les responsabilités qui a été rendue possible par la mondialisation de l’activité financière des sociétés menace de miner la responsabilité dans les affaires et la démocratie dans les normes.
Le commerce international a besoin d’une structure légale juste, et dans les sociétés démocratiques, ceux qui font les lois ont des comptes à rendre au peuple. L’Organisation Mondiale du Commerce a le droit de décider si nous pouvons ou non acheter de la viande de bœuf aux hormones, de la nourriture génétiquement modifiée, du bois en provenance de forêts en danger ou des biens produits dans des conditions proches de l’esclavage. Malgré toutes ses faiblesses, l’OMC offre aux pays en développement de meilleurs espoirs qu’un système dans lequel les accords entre les forts et les faibles sont seulement bilatéraux. En théorie, chaque pays a une voix, mais en pratique, les pays riches passent entre eux des accords secrets pour protéger leurs propres intérêts. Au sommet de l’OMC de Doha en novembre 2001, un ensemble de groupes de lobbying américains et européens a surpassé en nombre à six contre un les organisations des pays du Tiers Monde. De plus, les pays du Tiers-Monde envoient souvent des bureaucrates incompétents pour plaider leur cause, alors que les nations riches peuvent se permettre d’envoyer des experts juridiques très bien payés, en sorte que l’écart en ce qui regarde le pouvoir de négocier est énorme.
Le fondamentalisme de marché. Dans un monde déchu, le commerce implique la concurrence pour assurer des biens et des services de la meilleure qualité et au prix le plus juste possibles. Mais dans l’économie de marché moderne, la « compétitivité » a été absolutisée, est devenue une idole qui empiète sur tous les domaines de la vie humaine.
Une certaine idéologie économique néo-libérale affirme que les État-nations n’ont aucune pertinence dans une économie mondiale dominée par des sociétés privées sans domicile fixe. Elle réduit le complexe multidimensionnel de la mondialisation à la seule dimension économique. Elle célèbre la disparition du rôle des gouvernements, au moment où le marché mondial élimine ou supplante l’action politique. Il s’agit d’un impérialisme économique qui soutient que tous les pays, sociétés et cultures devraient s’organiser autour du libre jeu des marchés financiers et commerciaux mondiaux. Au cours des deux dernières décennies, les pays développés ont exercé des pressions énormes pour amener les pays en développement à adopter le libre-échange, à déréguler leur économie, à ouvrir leurs marchés, à adopter des codes de « bonne conduite » comme par exemple des lois fortes en matière de brevets. Durant cette période, un ralentissement économique a entravé la croissance des pays en développement qui avaient suivi ces consignes. Et pourtant, le message d’ensemble reste le même : les marchés livrés à eux-mêmes donneront des résultats rationnels et efficaces. La richesse produite en haut de l’échelle finira par atteindre le bas.
En quoi s’agit-il d’une idéologie ? D’abord parce que c’est une source de confusions pour la compréhension de la réalité actuelle. Loin d’être solides et indépendantes, les affaires reposent sur le soutien financier, institutionnel et légal que les gouvernements sont seuls à pouvoir assurer. Les scandales d’Enron et de WorldCom aux États-Unis ont montré la nécessité du contrôle des gouvernements, chose qui a été très bien acceptée par la plupart des secteurs du monde des affaires. Les États-Unis ont aussi des lois anti-trusts sévères qui font obstacle à la formation de monopoles. Après les événements du 11 septembre, nous n’avons pas tellement entendu les compagnies aériennes parler des avantages qu’il y a à diminuer l’influence de l’État ; elles ont bruyamment réclamé des subventions du gouvernement pour éviter la faillite. De plus, alors que les États-Unis et l’Union Européenne prêchent aux pays pauvres une rhétorique hypocrite du « libre échange », ils érigent des barrières (sous forme de quotas et de taxes douanières – qui sont en fait des taxes sur le commerce) aux importations de ces pays. Par exemple, lorsque des paysans ghanéens exportent du cacao brut vers l’Union Européenne, la taxe est de 3%. S’ils veulent exporter du chocolat traité, la taxe s’élève à 27%. Par ailleurs, avec 350 milliards de dollars par an (six fois plus que ce qu’ils octroient à l’aide internationale), les gouvernements américain et européens subventionnent massivement leurs agriculteurs. Par conséquent, leur surplus agricole inonde les pays pauvres à bas prix, réduit les coûts à l’échelle mondiale et sape l’agriculture locale.
Les subventions de 4 milliards de dollars accordées à l’industrie du coton aux États-Unis ont provoqué une baisse de 25% des taux mondiaux, provoquant des dégâts chez les producteurs d’Afrique Occidentale. Le Burkina Faso et le Mali perdent plus d’argent du fait de la politique commerciale des États-Unis qu’ils ne reçoivent de l’addition de l’aide internationale et des remises de dette. Le sucre de betterave produit en Europe revient à plus de 50% plus cher que le sucre de canne des pays tropicaux. Alors, étant donné que le coût de production du sucre en Europe est le plus élevé au monde, comment ce continent se débrouille-t-il pour écouler une si grande partie du produit à l’étranger ? La réponse est la suivante : en bloquant les importations bon marché avec de fortes taxes et en payant les agriculteurs trois fois plus que le taux courant pour leur produit – une subvention effective de 1,5 milliards de dollars par an provenant des consommateurs et des contribuables européens. Le gros des subventions agricoles n’est pas attribué aux agriculteurs américains et européens en difficulté, mais aux magnats de l’orge et aux agro-industries géantes. Pour citer un journaliste économique anglais : « l’Occident parle de libre-échange mais son approche peut être résumé en quatre mots : ‘vous libéralisez, nous subventionnons’. »11
Deuxièmement, elle ignore l’histoire. Le fait est que les pays riches ne se sont pas développés en adoptant les règles et les institutions qu’ils recommandent aujourd’hui aux pays en développement. Ils ont quasiment tous fait usage de protections douanières et de subventions pour développer leur industrie. L’histoire montre que l’industrialisation rapide des Etats-Unis dans la deuxième moitié du 19e siècle ne s’est pas faite par une large ouverture de son marché. Bien au contraire : une taxe douanière de 40% avait été établie sur les importations. « Le gouvernement américain n’a jamais observé de règle de non ingérence dans la vie économique. Les fondements de la prospérité américaine ont été posés sous la protection de tarifs douaniers élevés. Les gouvernements fédéraux et nationaux se sont impliqués dans la constructions des réseaux ferrés et autoroutiers. Quand l’Occident s’est ouvert, ce fut avec un arsenal de subventions gouvernementales… L’âge d’or du laissez-faire américain n’est qu’un mythe historique ; mais son utilisation comme l’un des soutiens du libre-échange américain d’aujourd’hui a de nombreux précédents historiques. »12 Dans les années qui ont suivi la Deuxième Guerre Mondiale, l’Allemagne, le Japon, Taiwan et la Corée du Sud ont tous adopté la même approche d’une libéralisation avec une forte intervention du gouvernement dans les domaines de la réforme de l’agriculture, de l’éducation, de la santé, ainsi que pour édifier la puissance industrielle d’un marché local fragile.
En fin de compte, les marchés sont affaire d’hommes, de femmes et d’enfants. A moins de conduire à ce que veulent les gens – un salaire décent, la sécurité de l’emploi, une bonne qualité de vie, un environnement sain, la dignité dans la vieillesse, un état de prospérité – ils sont exposés à perdre non seulement le soutien public mais même toute légitimité.
Sociétés et investissements responsables. Dans la vision utopique de la mondialisation, les sociétés transnationales sont dirigées par des investisseurs qui ne sont pas fixés à un lieu, qui peuvent se déplacer librement et sans effort à travers le monde pour maximiser leurs profits. Kenichi Ohmae, un défenseur connu de ce point de vue écrit : « Dans une économie sans frontière, les cartes des nations que nous utilisons pour donner sens à l’activité économique sont très trompeuses. Nous devons nous résoudre à admettre cette vérité gênante et inconfortable : la vieille cartographie ne marche plus. Ce n’est plus qu’une illusion. »13 Dans le même sens, Robert Reich, ancien ministre du travail de Clinton a parlé du fait que bientôt, le lien entre la société et la nationalité n’aura plus d’intérêt et a émis l’avis suivant : « Alors que les sociétés de toutes les nations se transforment en réseaux mondiaux, la question importante du point de vue de la richesse nationale n’est pas celle de savoir quel citoyen possède quoi, mais quel citoyen apprend à faire quoi, afin de pouvoir ajouter de la valeur à l’économie mondiale et d’agrandir ainsi sa propre valeur potentielle. »14
La réalité, c’est qu’il n’y a encore que peu de sociétés vraiment transnationales. La plupart sont toujours profondément enracinées dans des cultures d’affaire et dans des pays particuliers. La propriété, le bureau exécutif, le style de gestion et l’ethos de groupe restent nationaux de part en part. Les fonctions clés dans les entreprises, comme la recherche et le développement demeurent sous un contrôle national serré. De plus, selon une étude récente d’Alan Rugman (des universités de l’Indiana et d’Oxford) commandée par le Conseil pour la Recherche Economique et Sociale du Royaume Uni, nous risquons non seulement de sous-estimer le bien que les affaires peuvent nous rapporter, mais également de surestimer la puissance acquise par les multinationales. Rugman conclut par le fait que la grande majorité des multinationales ne suit pas une stratégie globale et que seule une minorité comme Nestlé et Unilever s’avèrent être de véritables acteurs mondiaux. Beaucoup se battent pour réussir à tirer des profits honorables de leurs opérations étrangères et certaines des plus grosses compagnies du monde se concentrent sur les marchés nationaux dont la solidité a déjà été éprouvée.
De plus, comme l’observe l’historien Paul Kennedy :
Le tableau idéalisé, dans lequel des sociétés multinationales hyper efficaces rivalisent pour présenter leurs derniers produits à des consommateurs exigeants partout à travers le monde, tandis que les gouvernements deviennent quasiment invisibles, en séduit plus d’un ; mais cette façon de voir les choses ignore le fait que ce dont les nations les plus pauvres ont le plus besoin, ce ne sont pas uniquement des effets libérateurs d’une libre économie de marché, mais également d’énormes investissements dans le domaine social… En d’autres termes, des fonds publics colossaux sont nécessaires – que ce soit en Afrique Centrale ou en Europe de l’Est – avant que les conditions deviennent attractives pour les directeurs des compagnies japonaises ou américaines qui pourraient investir. Comment ces fonds publics seront-ils disponibles ? Les inconditionnels de la mondialisation ne répondent que rarement, voire jamais à une telle question ¹5.
La mondialisation n’est pas l’homogénéisation des économies mondiales. Au contraire, la mondialisation économique se développe grâce aux différences entre économies. Si les risques et les conditions étaient les mêmes partout, aucun profit ne pourrait découler du fait d’investir à l’étranger. Il y a dans le monde des régions entières qui n’attirent tout simplement pas de capitaux mobiles à cause du manque d’infrastructures, de main d’œuvre qualifiée, ou de stabilité politique. Ces régions ont tendance à rester pauvres, comparées à d’autres. Mais lorsque de nouvelles technologies pénètrent dans des pays qui en étaient privés jusque là, ou qui manquaient d’institutions au niveau du marché pour les exploiter de façon efficace, la culture économique indigène se renforce et on assiste à la naissance de nouvelles formes de capitalismes. L’Asie de l’Est nous offre des exemples récents de ce phénomène. Le capitalisme chinois, tout comme les entreprises de la diaspora chinoise, est très différent du capitalisme américain ou allemand et même du capitalisme japonais. La taille des entreprises, l’écart des salaires, la propriété ou la diffusion du capital reflètent les relations de confiance qui existent dans cette société particulière. Lorsque l’économie coréenne courait le danger de s’effondrer en 1997-98, suite à la crise monétaire de la région, des travailleurs depuis les mieux jusqu’aux moins bien payés, firent une chose qui aurait été impensable aux Etats-Unis, en Grande Bretagne ou dans la plupart des pays en développement : accepter des baisses de salaire et faire des heures supplémentaires pour sauver leur entreprise.
Biodiversité et brevets. La richesse d’une communauté réside moins dans le capital financier qui passe par ses frontières par voie électronique, que dans ses forêts, ses rivières, sa biodiversité ainsi que dans les connaissances des autochtones. Ces ressources sont menacées par les opérations habituelles des compagnies pharmaceutiques et agricoles au sein d’une économie de marché mondialisée et par le renforcement d’un système de brevets internationaux qui vole les peuples du Tiers Monde de leur héritage collectif tout en les empêchant de développer leurs propres solutions génériques. L’utilisation croissante des pauvres du Tiers Monde pour une recherche médicale qui profite uniquement aux nations occidentales et aux élites du Tiers Monde entraîne aussi de sérieux problèmes éthiques. De plus, l’acquisition des biens « communs » (comme les sources d’eau, les forêts tropicales, les parcs naturels) par des sociétés privées sape notre humanité commune et ne peut être considérée autrement que comme un acte de vol. Le profit et les marchés n’ont pas à empiéter sur les sources de la vie.
Ce sont souvent les communautés tribales indigènes qui souffrent des pratiques des compagnies pharmaceutiques et agricoles. Leur habitat forestier traditionnel se voit transformé en point de ravitaillement pour le consommateur, leurs médicaments à base de plantes traditionnels deviennent des médicaments brevetés qui leur sont revendus à des prix exorbitants. Souvent ils sont obligés de se déplacer pour laisser la place à des barrages et à des cultures commerciales. Ces communautés vulnérables ne peuvent prospérer en dehors de leur environnement traditionnel et risquent donc de disparaître.
Diversité culturelle. La mondialisation de l’activité économique entraîne dans son sillage des transformations culturelles par un processus appelé la « mondialisation de la culture ». Plusieurs auteurs en vogue ont formulé la thèse de la convergence de la culture globale. Le mot clé en l’affaire est McDonaldisation. Selon ce point de vue, la planète toute entière est reliée par la musique, les films, les informations, la télévision et d’autres produits culturels qui proviennent principalement des plateaux de cinéma et des studios d’enregistrement américains. Les cultures locales sont déracinées et remplacées par des symboles culturels universels. Dans les goûts personnels et les styles de vie, l’uniformité progresse. Que ce soit à Manille ou à Istanbul, les gens regardent des rediffusions de Alerte à Malibu ou du Cosby Show, portent des Lewis et fument des Marlboro. De Mickey à Madonna, certaines icônes culturelles sont instantanément reconnaissables et les noms de marques font maintenant partie d’un fond commun d’images de référence.
Cependant, cette façon de voir ne permet pas de saisir l’ensemble de la situation. Elle ne donne pas leur juste valeur aux paradoxes et ambivalences générés par la mondialisation. Roland Robertson, l’un des fondateurs de la théorie de la mondialisation culturelle et de la recherche portant sur le sujet a soutenu que la mondialisation entraîne toujours aussi un processus de relocalisation. Au bout de la chaîne, ceux qui sont exposés aux processus de mondialisation n’absorbent pas passivement ce qu’ils reçoivent, mais y répondent de manière sélective et, après un temps, de nouveaux hybrides d’étranger et de local apparaissent sous forme de réponses politiques et culturelles imprévisibles. Le local devient ainsi un aspect du mondial plutôt que son opposé. Robertson propose de remplacer le concept de mondialisation/globalisation culturelle par celui de « glocalisation » – en combinant les mots « global » et « local ». Une renaissance du local apparaît lorsque les traditions locales sont réinterprétées à la lumière d’une critique ou d’une menace globale, puis resituées dans un contexte global. Des symboles globaux acquièrent des significations locales nouvelles, et des significations locales sont exprimées de façon à avoir un sens globalement.
Considérons la montée du nationalisme religieux ( ou du « fondamentalisme » comme on dit parfois de manière erronée). Il s’agit d’un produit de la mondialisation qu’il rejette et utilise à la fois. Un peu partout, des groupes militants ont fait un large usage des nouvelles technologies de communication. Al-Qaida s’est servi du système bancaire mondial pour blanchir des fonds pour ses attaques terroristes aux États-Unis. Avant d’accéder au pouvoir en Iran, l’Ayatollah Khomeiny a fait circuler depuis son exil des cassettes vidéo et audio de ses enseignements. Les militants de Hindutya, ont fait un usage considérable d’Internet et du courrier électronique pour créer le sens d’une « église » mondiale hindoue. Ils veulent que l’Inde devienne une puissance économique et nucléaire et qu’elle attire les capitaux étrangers. Les aspects de la modernité auxquels les fondamentalistes résistent le plus sont l’égalité de l’homme et de la femme et l’égalité de toutes les communautés religieuses devant la loi.
De façon plus positive, la mondialisation possède le puissant potentiel d’encourager un réel dialogue entre les cultures. Aucun groupe culturel, religieux, ou ethnique ne peut s’isoler des autres. Dans la présence de l’ « autre » les choses qui semblaient évidentes se trouvent remises en question. Même là où les traditions s’affirment face à une menace extérieure, la loyauté envers un style de vie et de pensée traditionnels doit prendre un nouveau sens. Ceci dit, étant donné les inégalités énormes de pouvoir économique entre les cultures, la tendance est à laisser les images, les modèles et les pratiques culturelles les plus fortes dominer les plus faibles dans une relation généralement à sens unique. Et alors que les Américains et les Européens profitent de la meilleure cuisine en provenance d’Asie, la plupart des asiatiques n’ont accès qu’aux chaînes de fast-foods américains.
Considérez aussi le monde de la musique. Toute une partie de la musique pop américaine se mélange avec le zouk, le rhi et le jit d’Afrique, la salsa des Caraïbes et le bhangra d’Inde afin de produire ce mélange qu’on appelle partout « musique du monde ». Les musiciens locaux accueillent bien sûr à bras ouverts le surcroît d’argent et l’élargissement de leur audience qui leur vient des maisons de disques internationales. Certains se préoccupent pourtant du fait que leurs traditions culturelles soient exploitées pour obtenir un produit international. Bien que les maisons de disques s’inquiètent énormément de la protection de leurs droits de propriété intellectuelle face aux pirates, elles n’éprouvent aucun remords à couper la musique des peuples indigènes de leurs racines et à la traiter comme une simple marchandise.
Mobilité sociale. Au moment où certaines barrières entre les peuples tombent, d’autres prennent leur place. Les capitaux et les biens de consommation traversent plus facilement les frontières que les gens, y compris les réfugiées politiques. Le régime de contrôle est devenu si draconien qu’il est de plus en plus difficile d’entrer légalement dans un pays pour demander asile.
En même temps, de nombreux types de travailleurs professionnels et qualifiés sont recrutés dans les pays pauvres par des entreprises et des gouvernements occidentaux. Ainsi, la majorité des travailleurs relativement peu qualifiés qui cherchent du travail et des revenus à l’étranger doivent le faire illégalement. En conséquence de quoi des réseaux criminels ont organisé un énorme trafic international d’hommes, de femmes et d’enfants aussi lucratif que le trafic international en matière de drogues dures et d’armes légères.
La mondialisation crée une élite technocratique pratiquement intouchable, davantage en lien avec ses homologues à l’étranger qu’avec ses compatriotes, et plus intéressée à faire de l’argent que du social, ce qui mine ce sentiment d’appartenance tellement vital pour maintenir l’unité d’un pays face aux facteurs de fragmentation. C’est particulièrement vrai dans les pays marqués par la diversité ethnique et connaissant d’énormes écarts de salaires entre les riches et les pauvres.
Selon l’éminent sociologue Zygmunt Bauman, il y a aujourd’hui une nouvelle stratification de la population mondiale : d’abord la population riche « mondialisée », qui domine l’espace et n’a jamais assez de temps ; puis la population pauvre « localisée » qui est prisonnière de son environnement et qui ne peut que « tuer » le temps. La seule forme de mobilité que connaissent les pauvres prend la forme des voyages dangereux qu’ils entreprennent en espérant échapper à leur condition.
« L’espace qui se dérobe abolit le flux du temps. Les habitants du premier monde vivent dans un perpétuel présent, passant par une succession d’épisodes isolés hygiéniquement de leur passé aussi bien que de leur futur. Ces gens sont toujours occupés et n’ont jamais assez de temps… Les populations bloquées dans le monde opposé sont écrasées par le poids d’un temps trop abondant, superflu, inutile et n’ont rien avec quoi le remplir. Dans leur temps, « rien n’arrive jamais ». Ils ne contrôlent pas le temps – mais lui ne les contrôle pas non plus, contrairement à ce qui était le cas de leurs ancêtres réglés comme des horloges, assujettis au rythme anonyme du temps de l’usine. Ils ne peuvent que tuer le temps, là où le temps les tue lentement. »16
Dépendance à l’égard des pauvres. L’ironie du sort, c’est que plusieurs pays riches dépendent lourdement non seulement de la main d’œuvre qualifiée des pays du Tiers Monde, mais aussi des immigrés clandestins. Dans les six Etats des Etats-Unis vers lesquels les immigrés se dirigent en priorité, les ¾ des serveurs et tailleurs, 78% des cuisiniers et plus de la moitié des chauffeurs de taxi et des ouvriers du textile et du vêtement sont des immigrés. Les immigrés constituent plus de 18% de la main d’œuvre dans le secteur du bâtiment de Los Angeles. Dans l’Etat de Washington, on dit que 70% des saisonniers sont des immigrés clandestins. Pour l’ensemble des Etats-Unis, une estimation affirme que sans une réserve de travailleurs clandestins à disposition, le prix des fruits et des légumes augmenterait au moins de 6%17.
Simultanément, l’exode des travailleurs moyennement et très qualifiés vers les nations riches a eu pour conséquence que de plus en plus de nations du Tiers Monde dépendent lourdement des versements en devises étrangères provenant du travail clandestin ou non de ceux qui ont émigré. Beaucoup de personnes d’Asie du Sud, de travailleurs indonésiens et philippins, y compris des femmes, sont employés dans le domaine du bâtiment ou en tant que femme de chambre, dans les pays du Golfe et dans des nations d’Asie plus riches que la leur. Les immigrés sud américains aux États-Unis ont tendance à avoir de faibles revenus, vivent souvent dans la pauvreté et pourtant envoient des milliards de dollars à leur pays d’origine. Ce que ces personnes font parvenir chez eux répond à un besoin évident et aide réellement les familles qui reçoivent cette aide, mais le revers de la médaille, c’est que beaucoup d’enfants de la classe ouvrière ou des couches inférieures de la classe moyenne grandissent sans leurs parents. Le coût social à long terme pourrait être dévastateur.
Il faut également noter que lorsque ces fonds sont utilisés pour subvenir aux besoins du développement, cela signifie que les habitants les plus pauvres des pays riches prennent sur eux le plus gros de la charge d’aider les populations des pays en développement. Les chiffres de la Banque Mondiale montrent que l’année dernière, pour la première fois, il y a eu plus d’argent provenant d’immigrés relativement pauvres travaillant dans les pays riches que de fonds provenant de la somme de l’aide gouvernemental, des prêts accordées par les banques privées, et de l’aide du FMI et de la Banque Mondiale. Le montant de ces fonds envoyés vers les pays en développement par les plus pauvres a atteint 80 milliards de dollars, soit le double de l’aide accordée par les nations riches aux nations pauvres 18. (Pendant ce temps, le total des investissements direct à l’étranger, qui reste l’unique grande catégorie de flux financiers a rapidement chuté depuis le 11 septembre et le ralentissement économique des États-Unis, du Japon et de l’Europe.) Si ces fonds envoyés aux familles et aux sociétés dans le pays d’origine sont un avantage pour elles, il faudrait se demander à quel prix ils reviennent à ceux qui sont installés à l’étranger. A quel genre de sacrifice doivent-ils consentir pour économiser suffisamment d’argent à envoyer ? Deviennent-ils incapables, pour pouvoir envoyer des milliards chez eux , d’investir, par exemple, dans l’éducation et l’amélioration de leurs qualifications ?
3. LA RÉDEMPTION DE LA MONDIALISATION
Ni la technologie, ni le capitalisme mondial ne sont les sauveurs du monde et démasquer leurs prétentions en les remettant à leur place est un aspect important du témoignage chrétien aujourd’hui. Seul Dieu en Christ est le rédempteur du monde : « Il a plu à Dieu de réconcilier toutes choses par le Christ aussi bien ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux en faisant la paix par le sang de sa croix. » (Col 1.20)
La rédemption, qui est à la fois une réalité présente et une espérance future, est une Bonne Nouvelle pour ceux qui sont les « perdants » plutôt que pour ceux qui sont les « gagnants » dans l’ordre présent de ce monde. Le royaume de Dieu qui met tout sens dessus dessous et qui est apparue en Jésus Christ, représentera un jour la dispersion de ceux qui avaient dans le cœur des pensées orgueilleuses… l’élévation des humbles, le rassasiement des affamés, le renvoi à vide des riches (Lc 1.51-52) Le jour de la transformation finale arrivera lorsque la présence rédemptrice de Dieu remplira la terre (És 11.1-9 ; 65.17-25 ; Ap 21.1-5). Cela veut dire qu’il n’y aura non seulement plus de pleurs, de souffrance, de famine et de mort (Ap 7.16, 21.4), mais que la gloire et l’honneur des nations – en y incluant sans doute leurs richesses culturelles et économiques – seront réorientés vers l’adoration de Dieu et de l’Agneau. La victoire que Christ assure par sa mort et sa résurrection est accordée à ceux qui veulent devenir comme des « petits enfants » (Mt 18.2) ; ils sont aussi les « pauvres en esprit » (Mt 5.3) qui ont renoncé à l’obsession du contrôle et de la compétitivité.
La libération de l’ancien Israël de l’esclavage en Égypte et son installation dans la terre promise constituait une préfiguration et un type de cette rédemption. La loi de l’alliance conserve un contrôle strict dans des domaines comme la dette économique, les taux d’intérêts et les mesures que les créanciers peuvent prendre pour recouvrer leurs prêts (Cf. Dt 15.1-10 ; 24.6-22). D’après la loi du Jubilée de Lévitique 25, après chaque cycle de sept années sabbatiques, tous les esclaves devaient être libérés, les dettes des pauvres annulées, les terres mises en jachère ; ces terres devaient également être redistribuées suivant la répartition originelle entre clans et familles. Le mot hébreu yobel, rendu en français par « Jubilée » signifie « libération ». Il est traduit dans la version (grecque) des Septantes par aphiemi, mot également utilisé ailleurs pour le « pardon ». C’est certainement un fait significatif que le Jubilée lévitique devait être proclamé en Israël le jour des expiations. Le pardon pour la nation impliquait non seulement la restauration de sa relation d’alliance avec Dieu mais également la restauration dans la communauté de tous ceux qui en avaient été exclus. Le rétablissement des relations dans la communauté tout entière était inséparable de l’expérience du pardon de Dieu.
La sensibilité au problème de la dette reflétait sans aucun doute l’expérience du peuple d’Israël en Égypte avant leur libération par Yahvé. Dans une période de grande famine, tous ceux qui vivaient en Égypte vinrent à Joseph, en disant : « l’argent est épuisé… il ne nous reste pour mon seigneur que nos corps et nos terres… Achète-nous avec nos terres en échanges de pain, et nous serons esclaves du Pharaon, nous avec nos terres. » (Gn 47.18-19) La dette rend esclave et l’esclavage se transmet aux générations futures.
Une économie mondiale qui favorise l’endettement individuel et national contredit par conséquent la rédemption qu’apporte l’Évangile. Un prêt responsable peut aider les gens à sortir de la pauvreté, comme c’est le cas dans l’investissement direct à l’étranger et dans les systèmes de micro crédit, pourvu que les termes de l’emprunt soient équitables et que les intérêts du débiteur et du créancier soient protégés légalement. Mais dans une économie mondiale fondée sur la dette, les prêts des nations riches et des institutions financières sont souvent irresponsables. Les nations riches pressurisent les nations pauvres pour qu’elles vendent leurs droits sur leurs « biens communs » en guise de remboursement partiel des dettes nationales. (Serait-ce là un équivalent contemporain du fait de prendre pour gage la meule du pauvre – Dt 24.6 ?) De plus, de nombreux gouvernements du Tiers Monde sont dirigés par des politiciens incompétents et corrompus, prêts à vendre l’héritage naturel de leur nation en échange d’une armée puissante et de projets de développements grandioses et inutiles. De cette façon, des générations entières vivent sous le poids de dettes écrasantes qui ne peuvent être contrebalancées que par un niveau de croissance économique durable et extraordinairement élevé.
Le FMI et la Banque Mondiale sont les boucs émissaires tout désignés pour les maux des nations et représentent la cible des critiques de gauche de la mondialisation. Mais la dépendance à l’égard de telles institutions est davantage le résultat d’une stratégie de planification et d’une gestion fiscale médiocres que d’une conspiration globale de la part de Banque Mondiale. Les États qui accumulent de grosses dettes étrangères perdent le contrôle de leur politique macro-économique. Nous sommes aujourd’hui tellement habitués aux gouvernements qui accumulent des milliards de dollars de déficit par an que nous considérerons qu’il est normal que des gouvernements soient endettés à hauteur de plusieurs centaines de milliards de dollars envers des personnes extérieures au pays. Mais si vous contractez d’énormes dettes à l’égard d’autrui, vous perdez une partie du contrôle de votre vie.
La guérison du politique occupe par conséquent une position centrale pour toute tentative chrétienne de « racheter » l’économie mondiale et les processus de mondialisation. Le manque de volonté politique des nations riches pour réformer les institutions financières et l’économie mondiales, en sorte que les bénéfices de la mondialisation soient distribués plus équitablement, ne peut être contré que par une mobilisation transnationale de mouvements populaires issus de la base. Des théologiens, des économistes, des hommes d’affaire, des journalistes, des artistes, des juristes et des militants sociaux doivent se joindre aux pauvres pour revendiquer les droits de ceux qui sont marginalisés et vulnérables.
Quel genre de réponses collectives, inspirées par la Bible, devraient-elles être apportées ?
(1) Démocratiser les institutions nationales et transnationales.
La justice biblique est toujours une justice qui restaure. L’injustice prive les gens de leur pouvoir et les exclut de la communauté. Ainsi, promouvoir la démocratie est un aspect important de la promotion de la justice au sens biblique : pas la démocratie comprise comme le règne de la majorité ni simplement comme le style occidental de politique électorale, mais comme responsabilité publique, transparence et participation populaire. Les gens ont leur mot à dire dans les décisions qui affectent leur vie et le futur de leurs enfants. L’interdépendance mondiale et l’intégration exigent davantage de coopération internationale et une gouvernance globale si les avantages des marchés mondiaux doivent être partagés plus largement et si leurs effets négatifs doivent être atténués. Les processus de mondialisation doivent être employés pour le bien des peuples et pas seulement pour faire des profits.
Cela implique que nous soutenions des institutions telles que le Tribunal Pénal International qui tient pour responsables les gouvernements et les armées nationales des génocides et autres crimes contre l’humanité. Ceci implique que nous soutenions par une aide pratique les organisations qui travaillent de façon transnationale pour protéger les réfugiés et promouvoir les droits de l’homme et la protection de la biosphère. Ceci implique que non seulement les gouvernements nationaux mais aussi des acteurs transnationaux puissants comme les Nations Unies, la Banque Mondiale, le FMI et l’OMC soient mis au défi d’agir de manière plus participative et d’être vraiment prêts à rendre des comptes.
Les gens qui dirigent le monde sont des démocrates chez eux et des dictateurs à étranger. Ils ont accédé au pouvoir via des élections nationales qui, au moins, représentent potentiellement la volonté de leur peuple. Leurs citoyens peuvent les démettre de leurs fonctions sans effusion de sang et contester leur politique avec cette attente raisonnable que, si suffisamment de personnes se regroupent, ces dirigeants seront obligés d’écouter. Sur le plan international, ils règnent par la force brute. Eux et les institutions mondiales qu’ils dirigent exercent un plus grand contrôle économique et politique sur les peuples des pays pauvres que ne le font les gouvernements de ces pays. Mais ces peuples ne peuvent pas plus les contester ou les remplacer que les citoyens d’Union Soviétique ne pouvaient démettre Staline de ses fonctions. Selon toutes les définitions politiques classiques, leur gouvernance globale est tyrannique 19.
Étant donné que l’Église est la seule communauté véritablement « mondiale » sur la terre, pourquoi des légistes et des économistes, issus de cette Église répandue partout dans le monde, ne formeraient-ils pas un service d’aide légale pour les nations pauvres afin de leur assurer des conditions de commerce justes lors des réunions de l’OMC ? Pourquoi ne feraient-ils pas pression pour obtenir des clauses sociales et environnementales plus fortes, une compensation pour les communautés vulnérables durement affectées par les décisions de l’OMC, ainsi que pour obtenir des mécanismes efficaces qui empêcheront la tyrannie et la dérobade de la part des grandes puissances ?
Nous avons vu que les sociétés transnationales, bien que relativement peu nombreuses, ont une influence sur la vie et le bien-être de milliards de personnes. Mais elles ne sont responsables que devant leurs actionnaires, et leur influence sur la politique nationale et internationale reste méconnue. Si elles étaient soumises à une autorité internationale chargée de leur demander des comptes comme à des organes internationaux de droits de l’hommes (tels que le sont leurs gouvernements), leurs positions en deviendraient plus transparentes et leur responsabilité sociale serait soumise à un droit de regard public plus grand.
(2) S’attaquer à la corruption et à la fuite des capitaux.
La corruption et la fraude fiscale sont deux des principales causes de la pauvreté dans le Sud. Mais, tardivement, les nations riches elles aussi ouvrent les yeux sur l’immensité de ce problème qui se retrouve même chez eux. Que ce soit aux États-Unis ou au Japon, les politiciens sont souvent à la solde de puissants intérêts financiers. Les riches entreprises et les cadres supérieurs peuvent accumuler leurs profits dans des paradis fiscaux extraterritoriaux, tout en jouissant des biens publics (tels que les parcs, les routes, les aéroports, les universités, etc.) rendus possibles par les contribuables locaux. Ulrich Beck, qui écrivait dans un contexte allemand, a observé que « c’est une ironie de l’histoire que ceux qui seront les perdants de la mondialisation dans le futur devront payer pour tout – depuis un État providence à une démocratie qui fonctionne – alors que les gagnants de la mondialisation ne pensent qu’à leurs gros profits et esquivent leur responsabilité dans la démocratie future »20.
Ici encore, le défi est « glocal », car nous ne pouvons pas nous attaquer au local sans nous occuper du global et vice-versa. La corruption dans les nations pauvres ne serait pas possible sans le soutien tacite, et souvent sans l’implication active, de riches entreprises, de banques et de gouvernements du Nord. Pour chaque pot-de-vin qui est pris, il y a un pot-de-vin offert. Ces pots-de-vin sont amassés dans le système bancaire appartenant à, et contrôlé par les nations riches. Pourquoi les Églises et les ONG chrétiennes ne pourraient-elles pas faire pression sur les banques européennes et américaines afin qu’elles rendent les milliards de dollars qu’elles ont reçus de politiciens corrompus du Tiers Monde ainsi que l’argent volé aux pauvres par les généraux des armées du Tiers Monde ? (Si le lobby juif a pu faire cela à l’égard des banques Suisses et de l’or nazi, pourquoi pas les chrétiens qui surpassent de loin en nombre les juifs en Europe ?)
Nous devrions aussi exiger que le système bancaire suisse soit réformé et que le statut des paradis fiscaux extraterritoriaux soit supprimé ; ils sont les principaux moyens de fraude fiscale, du blanchiment d’argent et ils accueillent d’énormes réservoirs de capitaux spéculatifs. Depuis le 11 septembre et la chute des rentrées provenant des impôts dans l’Union Européenne, certains signes donnent à penser que le monde riche est davantage enclin à considérer de telles propositions comme éminemment raisonnables. Toutefois, aussi longtemps que ces paradis fiscaux serviront les politiciens du monde riche, nous rencontrerons une forte résistance à leur élimination. Néanmoins c’est une chose que nous devons exiger collectivement sinon tout discours sur la lutte contre la corruption dans les nations pauvres sera hypocrite.
3. Résister à la tyrannie de la mentalité de marché.
Le philosophe politique Raymond Plant a attiré l’attention sur le soubassement moral nécessaire aux marchés (ce qu’Adam Smith et d’autres appellent « vertu civique ») – les attitudes morales de confiance, de respect de la parole donnée, de discours véridique, etc., qui sont indispensables aux relations contractuelles et à la viabilité de l’économie ; ces attitudes ne devraient pas être elles-mêmes menacées par les activités du marché. « Si la culture d’une société est dominée par des conceptions morales basées sur l’intérêt personnel et que les relations d’affaire se transforment entièrement en histoires d’intrigues, il y a pour le moins un danger – si l’on ne trouve aucun ensemble de valeurs non basées sur l’intérêt personnel qui fassent contrepoids – que ce soubassement moral sur lequel repose le marché ne finisse, en fait, par s’éroder dans une culture de l’intérêt personnel 21. Ainsi, de la même manière que l’autorité d’un gouvernement peut s’accroître, lorsqu’on limite son champ d’action, « la légitimité des marchés peut dépendre du fait qu’on les maintienne à leur place »22.
L’argument fondamental contre un commerce et un marché des changes sans aucune restriction est d’ordre moral et non économique. C’est à l’économie de servir aux besoins de la société et non à la société d’obéir aux exigences du marché. La véritable liberté dans le domaine du marché est certainement celle qui l’est pour tous, plutôt que celle dans laquelle les puissants sont libres de se saisir des leviers de commande de l’économie et de contrôler les politiciens. La condition nécessaire à la liberté consiste en une régulation efficace. Dans ce débat, il nous faut distinguer entre la protection des travailleurs, des consommateurs et de l’écosystème d’une part, et le protectionnisme commercial qui se fait au nom de la défense des « intérêts nationaux » d’autre part.
Will Hutton et Anthony Giddens soutiennent la thèse suivante : « bien qu’il y ait des tendances autorégulatrices dans les marchés de biens et de services, ces tendances qui sont déjà faibles dans le cas des marchés financiers nationaux, sont encore plus limitées dans le cas des marchés financiers mondiaux. Paradoxalement, les finances doivent être régulées si l’on veut protéger le libre échange. Les contrôles de capitaux sont essentiels pour préserver l’ouverture des marchés de biens et de services. »23 De la même façon, Joseph Stiglitz exhorte à plus de régulation des marchés financiers.
L’idée que les flux financiers (par opposition à l’investissement direct à l’étranger) aient eu, à tout prendre, un effet fortement positif est loin d’être clair. Les investissements directs à l’étranger – au moins dans certains secteurs et s’ils sont conçus de façon appropriée – créent réellement des emplois, génèrent des accès aux marchés et apportent dans leur sillage une nouvelle technologie. L’ « investissement » à l’étranger dans des crédits à court terme représente un risque pour un pays en développement à cause du fait que les étrangers peuvent changer d’avis du jour au lendemain. Les marchés peuvent fournir une certaine discipline mais ce sont des maîtres inconstants et capricieux : dans certains cas, ils ferment les yeux sur des péchés graves, alors qu’à d’autres moments, ils punissent certains pays pour les péchés des autres 24.
Par ailleurs, comme l’indique le rapport de 1999 du PNUD : « Les décisions en matière de politique économique doivent être guidées par le pragmatisme plutôt que par une idéologie – et par la reconnaissance du fait que ce qui marche au Chili ne marche pas forcément en Argentine, que ce qui est bon pour l’île Maurice ne marche pas forcément pour Madagascar. Des marchés ouverts requièrent des institutions pour fonctionner et une politique qui assure une distribution équitable des bénéfices et des chances. Et avec leur grande diversité d’institutions et de traditions, les pays du monde entier ont besoin de flexibilité dans l’adaptation des politiques économiques et dans la planification de leur mise application 25.
(4) Justice écologique.
Parallèlement au fait que chaque pays doit faire face à des problèmes locaux de pollution de l’air et de l’eau, on assiste ces dernières années parmi de nombreux scientifiques et militants environnementaux à une reconnaissance de plus en plus grande du fait que les défis écologiques de première importance auxquels le monde est confronté requièrent une réponse coordonnée globale. Parmi ces défis, notons tout d’abord : (a) la croissance et la prolifération des technologies liées aux armes nucléaires ; (b) la menace de la disparition des forêts tropicales, ce qui impliquerait également une perte énorme en matière de biodiversité ; (c) la menace d’extinction pour de nombreuses espèces animales : les tigres et certaines espèces de baleines sont les cas les plus connus et (d) les changements climatiques, en particulier le réchauffement général de la planète engendré par la disparition de la couverture forestière et par l’usage excessif de combustible fossile par les nations les plus industrialisées du monde.
Comprendre le problème et proposer des solutions est une chose. Amener des individus et des nations à se repentir de leur style de vie prodigue à l’extrême pour le bien commun en est une autre. Si des problèmes écologiques mondiaux tels que le réchauffement de la planète doivent trouver une solution, elle ne peut venir que d’un sentiment d’empathie et de solidarité humaines qui pourrait tempérer la myopie de l’avidité d’une société purement commerciale. Un enfant blanc né à New York, Paris ou Londres, consommera, polluera et gaspillera plus dans sa vie que cinquante enfants nés dans un pays en développement. Mais ce sont ces enfants pauvres qui risquent le plus de mourir des conséquences de la pollution et du réchauffement de la terre. Les chrétiens, en particulier ceux des nations riches et ceux qui font partie des élites les plus fortunées des nations pauvres, ont besoin de prêcher et de manifester un Évangile qui ait le pouvoir de libérer les hommes et les femmes de l’idolâtrie et de l’avidité, et de travailler aussi avec tous ceux qui aspirent à un usage plus responsable des ressources du monde.
(5) Démasquer les idoles.
Un jeune ami chrétien de Hong Kong, qui n’est ni économiste ni un expert médiatique, a récemment envoyé la lettre suivante au South China Post. Il s’agit d’une critique cinglante des projets du gouvernement Chinois de transformer Shanghai en une soi-disant mégapole. Je la reproduis ci-dessous comme un exemple de ce que des hommes et des femmes ordinaires, avec du courage et de la compassion, peuvent dire, écrire ou à propos de quoi ils peuvent faire un film pour mettre en lumière les tendances trompeuses et idolâtres du discours politique et économique mais également pour montrer comment ils peuvent présenter une vision différente de l’épanouissement humain :
Beaucoup d’habitants de Shanghai n’ont aucune idée des vraies conditions de vie de leurs camarades qui se trouvent à l’extérieur des murs de leur ville. Ils semblent croire sincèrement qu’il existe un taux de salaire minimum à travers tout le pays et que les histoires de famine et de manque de soin médicaux de base et d’éducation sont des rumeurs répandues par les médias occidentaux anti-chinois. Alors que Shanghai progresse de façon impressionnante sur le plan économique et améliore son système d’éducation, son système de soin médical et son prestige sportif (en signant récemment des contrats pour diffuser des événements de Formule 1 et les matches de la première ligue anglaise de football), les meilleurs cerveaux du pays sont toujours drainés vers la métropole et la plupart d’entre eux ne retourneront jamais dans leur terre natale excepté pour de brèves visites. On a défini le mot « mégapole » de diverses façons. Je soutiens que quelque soit le nombre de cafés, de restaurants et de centres commerciaux « branchés » que Shanghai construit, quel que soit le nombre de moyens de transport « high-tech » et de liens qu’elle construit vers les nouveaux aéroports, quel que soit le nombre d’immenses buildings qu’elle envoie dans la stratosphère, cela ne suffit pas pour la définir comme une mégapole. Une mégapole doit être une ville qui ait la confiance, la compassion et la sagesse de regarder au-delà d’elle-même, pour voir comment elle peut bénéficier à son arrière-pays et au-delà. Bénéficier et non enfoncer – ainsi se définit la grandeur. Quand Shangai mettra-t-elle en place une véritable organisation caritative qui prendra réellement soin de ses concitoyens dans ce grand et vaste pays qui est pourtant si pauvre et qui souffre tant 26 ?
4. La politique du corps de Christ.
La réalité de la mondialisation nous donne l’occasion de retrouver, en tant que chrétiens, notre imagination en matière politique. Pour cela, la pratique de la doctrine de l’Église comme Corps de Christ est centrale. Elle a longtemps été négligée par les chrétiens évangéliques, ce qui a sapé notre témoignage collectif.
Développons ce point. La communication et le commerce internationaux promettent de créer un village planétaire. Les frontières des États-nations qui délimitaient la sphère du « public » et celle du « privé » (et confinait l’Église dans la seconde), qui délimitaient strictement la politique « intérieure » et la politique « étrangère » – ces frontières commencent à se révéler plus fragiles.
Le mondialisme est devenu un nouveau « récit englobant ». Mais loin de subvertir le projet de l’État-nation, il imite en fait sa subsomption du local à l’universel. Il juxtapose les gens de tous les coins du monde dans un même espace-temps. La logique du capitalisme mondial est aveugle à la signification des lieux, de l’histoire, de la culture ou de l’identité religieuse, au travail et au bien-être des hommes. Les humains sont considérés comme des individus interchangeables. La différence est secondaire et, de la sorte, l’idée d’un engagement sérieux avec un autre qui soit réellement autre est éludée. Tout comme l’État-nation a libéré le marché des perturbations liées aux coutumes locales et a mis en relation les individus sur la base de systèmes monétaires et légaux standardisés, le mondialisme libère le commerce de l’État-nation qui n’est jamais qu’un lien local supplémentaire entravant le flux universel du capital.
La prolifération de « centrales téléphoniques » dans les villes de l’Inde, par exemple, illustre bien cela. De jeunes indiens instruits sont formés pour fournir des services par téléphone aux clients occidentaux des sociétés transnationales. Ils apprennent à parler avec un accent britannique et américain lorsqu’ils répondent à des appels de clients cherchant des renseignements sur le solde de leur compte, un horaire d’avion ou une panne de lave vaisselle. Ceux qui agissent comme les secrétaires médicaux des hôpitaux américains doivent regarder les feuilletons télévisés américains comme Urgences pour améliorer leur connaissance de la culture hospitalière américaine. Au téléphone, les noms indiens sont anglicisés : Arvind devient Andy, Sushila répond au nom de Suzie et ainsi de suite. De cette manière, les hommes et les femmes indiens instruits sont acculturés pour pouvoir trouver un emploi au sein de cette économie mondialisée. Ils sont payés à un taux très inférieur à celui de leurs homologues des pays occidentaux. (Note : Il ne s’agit pas pour moi de dire que nous avons affaire à de l’exploitation sur le plan économique – ce n’est pas le cas. C’est plutôt quelque chose de dépersonnalisant : si la seule façon pour moi de trouver un travail dans l’économie mondiale consiste à me dépouiller de tout ce qui fait de moi quelqu’un d’unique, ce travail est aliénant.)
Ainsi, le récit englobant de la mondialisation représente un faux universalisme, que William Cavanaugh a désigné comme « un simulacre de la catholicité de l’Église Chrétienne »27. Contrairement à celle-ci, elle met des peuples différents dans une vigoureuse concurrence les uns avec les autres. Les nations peuvent jouer sur leurs caractéristiques locales (syndicats faibles, bonne infrastructure, système d’impôts laxiste, etc.) pour attirer les capitaux étrangers et pour retenir les marchés, mais tout ceci est au service de la tyrannie du système économique mondial. La culture et le milieu de vie locaux sont transformés en produits de consommation sur le modèle des régions qui ont réussi à attirer des capitaux pour le développement. De plus, le local et le particulier ne sont prisés qu’en raison de leur nouveauté. Une nouveauté perd vite son attrait et les choses particulières deviennent interchangeables.
Ceci conduit également à ce que Richard Sennet de la London School of Economics appelle « la corrosion du caractère ». « C’est bien plus la dimension temporelle du nouveau capitalisme que la transmission « high-tech » de données, les marchés financiers mondiaux ou le libre-échange, qui affecte le plus directement la vie émotionnelle des gens en dehors de leur lieu de travail. Transposé à la sphère familiale, le slogan « pas de long terme » signifie toujours bouger, ne pas s’engager et ne pas se sacrifier… A long terme, la mentalité « pas de long terme » désoriente l’action, relâche les liens de confiance et d’engagement et crée un divorce entre la volonté et le comportement. »28
En contraste avec cela, l’Église en tant que corps du Christ manifeste une globalité qui n’est pas seulement empirique, mais aussi organique. L’Évangile qui crée l’Église a une portée et un dessein universels, tout simplement parce que son contenu est universel : il annonce l’aurore du futur de Dieu pour l’humanité et pour la création non-humaine. Mais ce message s’articule et se déroule au sein d’événements locaux et particuliers. « La Parole a été faite chair et a habité parmi nous. » (Jn 1.14). Par l’incarnation (une concrétisation unique et locale de la présence globale de Dieu) et la mort expiatrice du Christ, nous sommes à la fois unis à Dieu qui est le centre, et les uns avec les autres. Les murs de division : genre, ethnie, âge, classe économique, statut social sont tous détruits (Ga 3.28 ; Ép 2.14-22).
Comme l’observe William Cavanaugh, « Ce n’est pas un corps libéral dans lequel le centre cherche à maintenir l’indépendance des individus les uns à l’égard des autres, ni un corps fasciste qui cherche à retenir les individus dépendants du centre. Christ est bien la tête du corps, mais les membres ne sont pas en relation les uns avec les autres uniquement par le moyen de la tête, car Christ lui-même ne se trouve pas seulement au centre mais aussi aux marges du corps, s’identifiant radicalement au « moindre de mes frères et sœurs » (Mt 25.31-46), avec lesquels tous les membres souffrent et se réjouissent (1Co 12.26). La conversion chrétienne implique une nouvelle appartenance – cette nouvelle famille globale prend la priorité sur nos allégeances biologiques, ethniques et nationales 29.
La réplique que constitue le récit de l’Évangile fait tomber les barrières spatiales (et temporelles, cf. Hé 12.1, 22-24), mais d’une façon très différente de celle du capitalisme mondialisant. L’Église est une anticipation de l’humanité eschatologique dans laquelle nous ne serons pas simplement juxtaposés comme des individus et des groupes en compétition, mais où nous nous identifierons les uns avec les autres. Dans le corps du Christ comme le dit Paul : « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui, si un membre est honoré, tous les membre se réjouissent avec lui » (1 Co 12.26). Cela impose d’honorer et d’avoir soin en premier lieu du membre le plus faible que l’on identifie avec soi-même. En même temps l’autre demeure autre, car si Christ s’identifie avec les membres qui souffrent (Col 1.24), il reste cependant autre que l’Église. Nous nous engageons aussi les uns envers les autres à travers notre héritage ethnique et culturel et non en l’abandonnant pour quelque mythique « culture globale ». A chaque fois que nous célébrons la Cène, nous représentons un récit qui donne la réplique à la mondialisation, en parlant d’une mondialisation qui construit le Corps global du Christ dans chaque assemblée locale. C’est le Christ total et non une partie de lui qui nous est donné dans chaque rassemblement local fait en son nom (Mt 18.20).
Pour les chrétiens, mettre en pratique ce récit impliquerait une rupture avec les allégeances nationalistes qui, avec d’autres, en sont venues à nous définir au sein de nos États-nations respectifs. Cela impliquerait, par exemple, qu’il y ait des chrétiens américains parlant au nom de leurs frères palestiniens expropriés du territoire de leurs ancêtres par des colons israéliens et qui souffrent une humiliation constante de la part d’une force d’occupation armée soutenue par les États-Unis ; ou des chrétiens britanniques se solidarisant ouvertement avec leurs frères en Birmanie, remettant ainsi en cause les opérations commerciales des compagnies britanniques avec le régime militaire birman ; ou des chrétiens en Malaisie ou à Singapour contestant la mode consistant à recruter des femmes de chambre de pays asiatiques plus pauvres qui se trouvent ainsi obligées de laisser derrière elles leurs jeunes enfants. Quel que soit le sujet, nous devons nous demander non pas : « Est-ce bon pour l’Amérique ? » ou « Cela sert-il les intérêts de l’Inde ? » (un tel langage masque les véritables différences à l’intérieur des États, comme si l’ « Amérique » ou l’ « Inde » étaient des entités monolithiques). La question est : « Dans quelle mesure cela promeut-il ou fait-il obstacle à la cause du Royaume du Christ qui se forme parmi les faibles, ceux qui n’ont pas de voix et les exclus partout dans le monde ? »
De plus, si l’Église est véritablement le Corps global du Christ, et que le Corps du Christ est présent dans chaque assemblée locale, nous ne deviendrons pas des chrétiens « globaux » en nous détachant de nos engagements locaux pour un style de vie « globe-trotter » (ou en passant plus de temps sur Internet !), mais en nous engageant sérieusement avec le local comme des membres d’une communauté globale qui a redéfini notre identité.
Notes
1 Darrel W. Amundsen, « Medicine and the Birth of Defective Children : Approaches of the Ancient World » in Richard C. McMillan, H.Tristram Engelhardt, Jnr., & Stuart F. Spicker (eds.), Euthanasia and the Newborn, Holland, D. Reidel Publishing Company, 1987, p.15
2 Gordon J. Wenham, Genesis 1-15 , Waco, Texas, Word, 1987, p.36
3 Richard Sennet, The Corrosion of Character : The Personal Consequences of Work in the New Capitalism, New York and London : WW. Norton & Co, 1998, p.138
4 Gathered for Life, Genève, WCC Publications, 1983
5 Vandana Shiva, « The World on the Edge » in On the Edge : Living with Global Capitalism, eds. Will Hutton and Anthony Giddens, Londres, Vintage, 2001, p.128
6 Richard Bauckhan, The Theology of the Book of Revelation, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p.38
7 Cité dans K. Wengst, Pax Romana and the Peace of Jesus Christ, Londres, SCM, 1987, p.9
8 Joseph E Stiglitz « A Fair Deal for the World », New York Review of Books, May 23 2002, p.24.
9 Polly Toynbee, « Who’s Afraid of Global Culture ? » in, On the Edge : Living with Global Capitalism, eds Will Hutton and Antony Giddens, Londres, Vintage, 2001, p.207
10 Voir : http://forums.tranationale.org/viewtopic.ph?p=388
11 Larry Elliot, « All Talk, No Substance » in Guardian Weekly, 21-27 November 2002, p.13
12 John Gray, False Dawn : The Delusion of Global Capitalism, Londres, Granta, 1998, p.104-105
13 Kenichi Ohmae, The End of the Nation-State, The Rise of Regional Economies, Londres, HarperCollins, 1995, p.19-20
14 Robert B. Reich, The Work of Nations : Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism, New York, Alfred A. Knopf, 1991, cité dans Gray, op.cit., p.68
15 Paul Kennedy, Preparing For The Twenty-First Century, Londres, HarperCollins, 1993, p.61-62
16 Zygmunt Bauman, Globalization, Cambridge, Polity, 1998, p.88
17 Chiffres cités dans Nigel Harris, Thinking the Unthinkable : The Immigration Myth Exposed, Londres et New York, IB Tauris, 2002, p.79-80
18 Voir Global Development Finance Report 2003 sur http://www.worldbank.org/prospects/gdf2003
19 George Monbiot « Out the Wreckage », Guardian Weekly, March 6-12, 2003, p.11
20 Ulrich Beck, What is Globalization ?, trad. ang., Patrick Camiller, Cambridge, Polity Press, 2000, p.6
21 Raymond Plant « Enterprise in its place : The moral limits of markets » in Paul Heelas et Paul Morris (eds), The Values of the Enterprise Culture : The Moral Debate, Londres et New York, Routledge, 1992, p.86-87
22 Ibid, p.99
23 Will Hutton et Anthony Giddens, « Fighting Back » dans On the Edge : Living with Global Capitalism, eds. Will Hutton et Anthony Giddens, Londres, Vintage, 2001, p.218
24 Joseph Stiglitz, op. cit., p27
25 United Nations Development Programme, Human Development Report : Globalization with a Human Face, New York, Oxford University Press, 1999, p.8
26 Wesley Chiang, Lettre à l’Editeur, South China Morning Post, 1er Juin 2003
27 Voir William T. Cavanaugh, Theopolitical Imagination : Discovering the Liturgy as a Political Act in an Age of Global Consumerism, Edinburgh, T&T Clark, 2002
28 Sennet, op.cit., p.25, 31.
29 Cavanaugh, op.cit., p.49.
Mix-Movie.com dit
86 Le nouveau contexte créé par la mondialisation bouscule ces grands principes de l’enseignement social de l’église. Ils doivent par conséquent être lus dans une perspective renouvelée.