Auteur : C. René Padilla
Le sujet de l’ecclésiologie a souffert d’une carence importante dans la théologie évangélique. Pour les catholiques romains, l’Église constitue une question théologique fondamentale, tandis que pour les évangéliques c’est une question secondaire. Il est difficile d’évaluer les conséquences de cette lamentable carence. Le moins qu’on puisse dire est que, lorsque l’Église manque d’une ecclésiologie enracinée dans la révélation biblique, ce qui prend la priorité est l’Église institutionnelle, régulée par des traditions humaines et préoccupée par l’atteinte d’objectifs secondaires comme sa croissance quantitative au détriment de sa croissance qualitative.
A coup sûr, l’absence d’une ecclésiologie adéquate a des conséquences pratiques liées à la façon dont l’Église perçoit sa mission. Si la mission n’est pas holistique ou si la mission est vue comme une affaire périphérique, la condition minimale pour que l’Église accomplisse son but manque et l’Église devient un club religieux sans impact positif sur son environnement. Comme le dit la Déclaration du Réseau Michée sur la Mission Intégrale, Dieu dans sa grâce a donné à l’Église locale la tâche de la Mission Intégrale [proclamer et mettre en pratique l’Évangile]. L’avenir de la Mission Intégrale est d’implanter des Églises locales et de les rendre capables de transformer les communautés dont elles font partie. En tant que communautés inclusives et aimantes, les Églises sont au cœur de ce que signifie la Mission Intégrale.
Le sens de « communautés inclusives et aimantes » doit s’énoncer en termes pratiques si l’Église doit être reconnue dans son propre environnement comme étant plus qu’une institution religieuse se préoccupant avant tout de se préserver elle-même. Bien trop souvent, le scandale et la folie qui empêchent les non-chrétiens de se tourner vers Christ n’est pas vraiment le scandale et la folie de l’Évangile centré sur « Christ crucifié » (1 Corinthiens 1.23), mais l’attitude satisfaite de soi et l’indifférence aux besoins humains fondamentaux de la part des chrétiens. La première condition pour que l’Église abatte les barrières qui la séparent de son environnement est qu’elle s’implique, sans motifs supplémentaires, dans la recherche de solutions pour les besoins ressentis par les gens.
Un tel engagement requiert l’humble reconnaissance du fait que la réalité qui compte pour la grande majorité des gens, n’est pas la réalité du Royaume de Dieu, mais la réalité des problèmes de la vie quotidienne qui font qu’ils se sentent impuissants, privés de secours et terriblement vulnérables. Si tel est le cas, une des premières priorités d’une Église aimante est de rendre les gens capables d’exprimer leurs besoins, de les analyser et d’y réfléchir. Chercher à savoir ce que les gens voudraient voir changer, quels sont les besoins les plus importants dans leur région, quels services ils utilisent et de quels services ils manquent, etc. peut préserver l’Église d’arriver en imposant son propre programme. Cela peut aussi aider l’Église à commencer à développer des liens significatifs avec la communauté. La connaissance de la communauté, basée sur un dialogue sérieux avec les personnes qui y participent, est le point de départ pour le genre d’action dont on a besoin – une action qui va au-delà de l’action sociale paternaliste et qui aide les gens à s’aider eux-mêmes. Sans ce genre d’action qui remet debout, il n’y a pas de solution au problème qui sous-tend beaucoup de problèmes affectant les gens, en particulier les pauvres, à savoir l’absence du sens de la dignité humaine qui s’exprime souvent en termes d’identité gâchée et de vocations déformées. Chaque Église est appelée à être un centre de transformation qui rend les gens capables de changer la perception qu’ils ont d’eux-mêmes en se voyant comme des êtres humains créés en image de Dieu et appelés à participer à l’accomplissement du dessein de Dieu.
Toute Église, cependant, n’est pas prête à s’impliquer dans la mission holistique. Selon le Symbole des Apôtres, l’Église est « une, sainte et catholique ». Ce sont traditionnellement les marques essentielles, signa (signes) ou notae (caractéristiques) de l’Église. L’expérience révèle clairement qu’il faut ajouter d’autres caractéristiques à celles-là si l’Église doit être un véritable agent de transformation dans son propre contexte. Nous suggérons les points suivants :
1. Engagement envers Jésus Christ comme Seigneur de toute l’humanité et de toute la création.
Il y a de nombreuses organisations séculières qui font du très bon travail parmi les pauvres. En fait, nous chrétiens, sommes parfois remis en cause et même humiliés par des personnes qui ne connaissent pas Dieu mais dont la consécration à la cause de la justice et de la paix, quelles que puissent être leurs motivations, est bien plus grande que la nôtre. Cependant, il y a une chose qu’en tant que disciples de Jésus Christ nous pouvons donner aux pauvres et que personne d’autre ne peut leur donner, et il s’agit du témoignage envers Jésus Christ comme Seigneur de toute l’humanité et de toute la création – le témoignage qui donne un sens à notre propre combat pour la justice et la paix. La mission de l’Église est la mission du Royaume et en tant que telle fait signe, au delà de la communauté de la foi, en direction du Roi crucifié qui a été exalté et qui règne « jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds » (1 Corinthiens 15.25). Le Royaume de Dieu qui est venu en Jésus Christ et qui doit encore venir dans sa plénitude nous fournit le cadre dans lequel la foi agit par l’amour – un amour qui se traduit en action en faveur de ceux qui sont dans le besoin. La mission holistique est le moyen par lequel le Royaume de Dieu est annoncé et manifesté concrètement dans l’histoire comme une anticipation de la fin, par le pouvoir de l’Esprit. Par conséquent, la première condition pour que l’Église devienne un agent de transformation dans sa propre communauté est quelle se considère comme n’étant rien de plus (ni rien de moins !) qu’un témoin du Royaume qui est venu et qui doit encore venir. La fidélité au Roi des rois et Seigneur des seigneurs ne doit pas se mesurer en termes de grands bâtiments remplis de monde, mais en termes de communautés de foi qui font des disciples apprenant à obéir à tout ce que Jésus Christ a prescrit.
2. Engagement les uns à l’égards des autres.
L’individualisme est hostile à la mission holistique parce que la mission holistique requiert que les membres de l’Église fassent l’expérience d’une croissance intégrale en Christ de qui « le corps tout entier bien coordonné et cohérent, grâce à toutes les jointures qui le soutiennent fortement, tire son accroissement dans la mesure qui convient à chaque partie, et s’édifie lui-même dans l’amour » (Éphésiens 4.16). Le témoignage à l’Évangile est un témoignage à Dieu qui dans son amour à donné son Fils pour que l’humanité soit capable, par le pouvoir de l’Esprit, de vivre selon la loi de la vie : aimer Dieu par dessus toutes choses et aimer son prochain comme soi-même. L’Église est un témoin fidèle dans la mesure où elle devient une communauté d’amour dans laquelle les gens s’acceptent les uns les autres précisément comme Christ les a acceptés. Quand l’amour devient visible dans la communauté de l’Église, les gens du dehors reçoivent des oreilles pour entendre ce qui concerne l’amour de Dieu et des yeux pour voir sa réalité. Le résultat plausible pourrait bien être celui qui s’est produit à la suite de la pentecôte : « la faveur de tout le peuple » combinée à l’action du Seigneur ajoutant à l’Église ceux qui étaient sauvés (Actes 2.47).
3. Engagement à l’égard du monde comme objet de l’amour de Dieu.
Déjà au premier siècle, l’apôtre Paul considérait qu’il était nécessaire d’exhorter les chrétiens à ne pas même imaginer qu’il pourrait suggérer qu’ils ne devraient pas s’associer avec « les débauchés de ce monde » (1 Corinthiens 5.10). En plein accord avec Jésus, il considérait comme quelque chose d’acquis le fait que les chrétiens ne sont « pas de ce monde », mais sont envoyés « dans le monde » (Jean 17.14-18) pour rendre témoignage à la vérité et à l’amour transformants de Dieu. Une telle attitude d’ouverture aux gens de ce monde évitait que l’Église ne devienne une secte ou un club religieux. Elle incite l’Église à chercher de nouvelles manières de travailler en partenariat avec son environnement en améliorant la qualité de la vie, tant au niveau personnel qu’au niveau communautaire. L’Église remplit sa vocation de « lumière du monde », non seulement en prêchant l’Évangile, mais en laissant sa lumière briller par des « œuvres bonnes » – des œuvres qui font signe en direction du shalom (le bien-être pour tous et par tous) et en même temps, elle montre la réalité de l’amour de Dieu pour son monde et pousse les gens à glorifier le Père céleste (Matthieu 5.16).
4. Engagement dans le sacerdoce de tous les croyants.
On reconnaît dans le sacerdoce de tous les croyants l’un des principaux piliers de la Réforme protestante du seizième siècle. On peut difficilement surestimer le sens de la liberté devant Dieu que cette doctrine néo-testamentaire a donné aux gens qui avant sa redécouverte s’étaient sentis incapables de « s’approcher avec assurance du trône de la grâce » (Hébreux 4.16). Il était clair à partir de là qu’en vertu de son sacrifice sur la croix une fois pour toutes, Jésus-Christ était devenu le médiateur d’une nouvelle alliance et que les hommes et les femmes ordinaires pouvaient « s’approcher de Dieu d’un cœur sincère, avec une foi pleine et entière » (Hébreux 10.22).
La Réforme classique, cependant, n’était pas parvenue à dégager les implications qu’a le sacerdoce de tous les croyants pour la compréhension de l’Église comme « sacerdoce royal » (1 Pierre 2.9) – une communauté de prêtres appelée à exercer son sacerdoce dans les termes suivants : par Jésus, « offrons sans cesse à Dieu un sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom. Cependant n’oubliez pas la bienfaisance et la libéralité, car c’est à de tels sacrifices que Dieu prend plaisir. » (Hébreux 13.15-16)
L’Église est fidèle à son appel sacerdotal dans la mesure où elle combine le sacrifice de louange avec le sacrifice d’œuvres bonnes qui allègent la souffrance humaine. La mission holistique devient ainsi un service sacerdotal dans lequel l’Église toute entière, et pas seulement un secteur de cette Église, est impliquée. D’où l’exhortation : « Veillons les uns sur les autres pour nous inciter à l’amour et aux œuvres bonnes. » (Hébreux 10.24)
5. Engagement pour un leadership défini en termes de service.
Vu de la perspective d’un concept hiérarchique de leadership, parler de dirigeants serviteurs est une contradiction dans les termes. Il n’en est pas ainsi dans la perspective du Nouveau Testament, dans laquelle c’est le Fils de l’Homme qui « n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour beaucoup » (Marc 10.45) qui se trouve au centre du discipulat chrétien. La mission holistique ne peut pas devenir réalité à moins que les dirigeants de l’Église ne prêtent l’oreille à cette exhortation de Pierre à ses collègues anciens :
« Faites paître le troupeau de Dieu qui est avec vous, non par contrainte, mais volontairement selon Dieu ; ni pour un gain sordide, mais de bon cœur ; non en tyrannisant ceux qui vous sont confiés, mais en devenant les modèles du troupeau… » (1 Pierre 5.2-3)
La mission holistique n’est pas possible là où l’Église est dominée par des dirigeants qui gardent tout le pouvoir et ne voient pas l’importance de décentraliser le pouvoir afin de laisser le plus grand nombre possible de ses membres participer. Cela n’est possible que quand l’on reconnaît pleinement que l’Église comme un tout est appelée à rendre témoignage au Messie crucifié par un humble service qui ne recherche pas d’autre récompense que celle de plaire au Donateur de tout don parfait. Dans ce contexte, le rôle des dirigeants est de servir afin d’aider les autres à développer et à utiliser leurs propres dons – « de préparer le peuple de Dieu pour l’œuvre du service, pour l’édification du corps du Christ » (Éphésiens 4.12). Ils sont fidèles à leur vocation dans la mesure où ils sont capables de libérer les autres en vue du service.
6. Engagement en vue de structures ecclésiastiques flexibles.
Une mission holistique efficace ne dépend pas de bonnes structures ou d’une bonne organisation, mais de l’Esprit de Dieu. C’est vrai. Mais s’il est vrai que de bonnes structures et une bonne organisation ne garantissent pas le succès, il est aussi vrai que de mauvaises structures et une mauvaise organisation mènent à l’échec. Par conséquent, la mission holistique exige une évaluation soigneuse de la manière dont des choses comme la planification, l’organisation, les améliorations à apporter et l’évaluation des projets de service, que ce soit en parole ou en action, fonctionnent en réalité.
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