Auteur : Louis Schweitzer
Cet article est composé de deux interventions données au Congrès 2004 de France Mission. Dans ces textes, Louis Schweitzer essaie de définir l’attitude qui peut être celle des chrétiens et des Églises devant les grandes questions que peut poser la société et sa dimension politique et tout particulièrement celles posées par la mondialisation.
I – L’ENGAGEMENT DANS LA SOCIÉTÉ
1. La parabole du Bon Samaritain
Cette parabole du bon samaritain est certainement une des plus célèbres de tout l’évangile. Nous ne l’étudierons pas en détail mais c’est d’elle que nous partirons pour traiter le thème qui nous a été proposé, au moins dans sa première partie. Vous vous souvenez que la question dont tout part est celle qui est posée par un spécialiste de la Loi : « Maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? » La question n’était pas parfaitement sincère puisqu’il nous est précisée qu’elle était posée « pour mettre Jésus à l’épreuve ». Hériter la vie éternelle : nous sommes bien ici dans le registre de la piété.
Et Jésus renvoie celui qui l’interroge à la Loi : « Qu’est-il écrit dans la Loi ? Comment lis-tu ? » (Quelle interprétation donnes-tu toi-même de cette loi que tu reçois comme ton autorité ?). Et le spécialiste de la Loi répond en citant des paroles de la Loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même » (Dt 6.5 ; Lv 19.18). Est-ce vraiment lui qui a rassemblé ces deux textes de la Loi ou avait-il entendu Jésus le faire ? Car, dans les autres évangiles, c’est Jésus qui donne ce résumé de la Loi. Toujours est-il que Jésus accepte pleinement cette réponse et en félicite même cet homme : « Tu as bien répondu ; fais cela et tu vivras ».
Mais le but étant de mettre Jésus en difficulté, l’homme pose une autre question : « Et qui est mon prochain ? » Excellente question que nous nous posons souvent. On pourrait la formuler autrement : jusqu’où doivent aller mon amour et ma solidarité avec les autres ? À partir de quand puis-je, en toute légitimité, cesser d’aimer ? Quelles sont les limites de ce commandement d’amour : ma famille, mes proches, mon peuple, certains peuples alliés ?.. Et c’est cette question qui va ouvrir la porte à la parabole elle-même.
Vous vous rappelez certainement : Un homme passe sur la route qui va de Jérusalem à Jéricho et se fait agresser. Les bandits lui prennent tout, le rouent de coups et le laissent à moitié-mort. Plusieurs personnes vont passer sur la route et ne rien faire : un prêtre et un lévite, des gens très bien. Vient un samaritain qui s’arrête, prend soin de lui, l’amène jusqu’à l’hôtellerie la plus proche et va jusqu’à payer pour qu’on s’occupe de lui en affirmant même que si cela ne devait pas suffire, il est prêt à prendre en charge la suite.
Peut-être sommes nous trop habitués à entendre et à lire cette parabole pour pouvoir la recevoir comme les auditeurs de Jésus l’ont reçue. Tout le monde, bien sûr, est juif : Jésus et ceux qui l’écoutent. Or, les deux personnes qui donnent le « mauvais exemple » sont tous deux des religieux juifs. Quant au samaritain, il est, pour ceux qui entourent Jésus, à la fois un hérétique – pire qu’un païen, puisqu’il a une certaine connaissance de la révélation – et une sorte de personne impure. Vous vous rappelez que les juifs faisaient parfois de longs détours pour éviter de se souiller en passant par la Samarie.
S’il fallait retrouver un peu l’impact de la parabole, nous pourrions dire que les deux personnes qui passent sans rien faire à côté de celui qui a été agressé et laissé sur le bord de la route sont un pasteur et un prof de théologie évangéliques et que notre samaritain est un musulman maghrébin. Vous imaginez que Jésus fait alors éclater la question de la limite. Il n’y a pas de limite. Il ne s’agit plus de savoir qui est mon prochain et qui ne l’est pas, mais comment puis-je être le prochain de celui – quel qu’il soit – qui est dans le besoin. Donc, inséparable de l’amour de Dieu, nous trouvons un amour du prochain qui est concret, courageux et qui ne connaît pas de limites.
2. En continuant la parabole…
Vous comprenez que nous sommes déjà dans notre sujet. Notre fidélité à Dieu implique un amour dévoué à celui ou à celle qui est dans le besoin, que cette personne nous soit proche ou, comme dans la parabole, qu’elle nous soit à tous égards étrangère.
Maintenant, si vous le permettez, je voudrais continuer la parabole. Nous ne sommes plus, je le reconnais, sur le terrain direct de ce que la Bible dit elle-même, mais sur celui de son interprétation. Imaginons que l’histoire continue.
Le lendemain, un autre voyageur se fait agresser et n’a pas la chance de trouver ce bon samaritain qui, lui, a continué son voyage. Quelques jours plus tard, la même chose se produit. Que faire ? Si l’on veut suivre l’enseignement de Jésus et pratiquer cet amour concret, pratique et courageux, ne faudra-t-il pas essayer de résoudre la question de manière plus large ? Nous entrerons alors dans une dimension plus vaste. Nous passerons de l’acte d’amour individuel à l’action sociale, voire politique. La motivation profonde sera exactement la même, mais cherchera à prévenir le problème plutôt que de soigner les plaies des voyageurs agressés. Ce passage de l’action individuelle et ponctuelle à une action plus large, collective et générale nous pose peut-être quelques problèmes. Nous ne sommes pas les seuls. Cela me rappelle une phrase de dom Helder Camara qui fut archevêque au Brésil. Il disait : « Quand je soulage la faim des pauvres, on dit que je suis un saint. Quand je demande pourquoi ils ont faim, on m’accuse d’être communiste ! ¹ » C’est que l’action peut parfois nous paraître suspecte et surtout aujourd’hui, où le politique a si mauvaise presse et où nous sommes devenus si sceptiques devant toute action collective.
3. L’exigence de justice
Il nous faudrait pourtant relire notre Bible. Dans le livre du prophète Jérémie, il est conseillé aux déportés de rechercher la paix de la ville où ils ont été exilés (29.7). Cette recherche implique la prière mais elle va bien au-delà. Et rappelez-vous le nombre de passages de la Loi ou des prophètes qui nous invitent ou qui invitent les rois ou les puissants à la justice. Le prophète Amos n’y allait pas par quatre chemins pour dénoncer les riches qui oppressent les pauvres et détournent la justice. Et c’est à la lumière de ces critiques que nous devons entendre l’exhortation bien connue du prophète Michée : « On t’a fait connaître, ô homme ce qui est bien et ce que le SEIGNEUR exige de toi : rien d’autre que respecter le droit, aimer la fidélité et t’appliquer à marcher avec ton Dieu » (6.8).
La justice n’est pas fondamentalement différente de l’amour. Elle est la forme qu’il prend dès qu’il s’agit de plusieurs personnes. Lorsque qu’une seule personne est en face de nous, il nous est demandé de l’aimer. Mais lorsque nous sommes en présence de plusieurs et que les uns exploitent les autres ou les trompent, ce qui est attendu de nous, c’est la justice, l’équité. Il est clair que, dans l’ancienne comme dans la nouvelle alliance (il suffit de relire le chapitre 5 de l’épître de Jacques pour en être convaincu), cette justice est au cœur du comportement chrétien dans la société et donc à la source de l’aspect de notre témoignage qui nous intéresse aujourd’hui.
4. L’éthique et la technique
On peut alors se demander s’il existe une politique chrétienne, si la Bible est aussi un traité de philosophie ou de pratique politique. Je pense que la réponse doit être oui et non. C’est que le politique – je prends ce terme au sens le plus large de gestion de la cité et aujourd’hui celle-ci peut être à la dimension du monde – me semble composé de deux parties. Pour faire vite, nous distinguerons dans le politique l’éthique et la technique. J’appelle éthique les principes qui doivent guider notre action, les valeurs qui en sont à l’origine, les conception de l’être humain et des relations entre les hommes qui s’imposent à nous et à partir desquelles nous allons faire des choix. Dans ce domaine, oui, la Bible nous parle de politique et il y a, j’en suis persuadé, de quoi fonder une politique chrétienne.
Mais la réalité politique ne se limite pas à cela. Ces principes, ces valeurs vont devoir s’incarner dans des formes particulières qui varient selon les époques et les lieux, les civilisations et les histoires, et c’est cela que j’appelle l’aspect technique du politique. Par exemple, la finalité de la justice sociale et du bien commun – c’est à dire de tous et non d’une minorité – me semblent s’imposer. Mais certains vont juger que le régime de « service public » de certains services qui relèvent de l’utilité générale s’impose (dans les transports, ou le téléphone ou la poste, etc.), alors que d’autres penseront que ces mêmes buts seront plus facilement atteints en privatisant ces services. Service public ou privatisations relèvent ainsi de ce que j’appelle des aspects « techniques » du politique. Et, sur ces questions, il me semble que la révélation nous laisse une immense marge de manœuvre. Je ne veux pas dire par là qu’ils sont sans intérêt ou même simplement secondaires. Au contraire, le bon choix des techniques est souvent le passage obligé pour que l’aspect éthique se manifeste, tant ils sont, dans la pratique, intimement liés. Mais je veux simplement dire qu’ils sont justement discutables et que l’on peut être chrétien, avoir la même perspective d’ensemble du bien à poursuivre et avoir des désaccord sur ces questions. J’ajouterai qu’il n’y a pas, dans ce dernier domaine, de vérité absolue, et que ce qui est bon à une époque et dans un contexte ne l’est peut-être plus dans d’autres.
Pour prendre un exemple biblique qui peut nous inciter à la prudence, je voudrais citer deux textes de l’Ancien Testament qui tous deux nous présentent de manière positive des politiques fort différentes et qui sont tirées du Pentateuque.
En Lévitique 25, il est question des lois sur le Jubilé, dont il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elles aient jamais été appliquées. Selon ces lois, chacun et chaque clan a une certaine propriété. Il peut vendre et acheter ; il peut même arriver que certains en arrivent à se vendre eux-mêmes s’ils n’ont plus de ressources, mais tout cela est limité par le Jubilé. Tous les 50 ans, la propriété de chacun lui revient ; il y a une sorte de redistribution générale des terres et des propriétés. Les prix des achats et des ventes seront d’autant moins élevés que l’on s’approche de cette date. En fait, on n’achète et ne vend que pour la période qui sépare de la grande redistribution générale ; les transactions ne concernent que l’usage pour un temps délimité de biens qui reviendront en définitive à leur propriétaire d’origine. On se trouve donc en présence d’un système fondé sur la propriété de chacun avec des régulations fortes qui empêchent tout monopole, toute appropriation par certains des biens de la communauté. Il y a là un principe intéressant dont on pourrait tirer des conséquences pratiques.
En revanche, vous vous rappelez que, dans le livre de la Genèse, il nous est parlé d’un grand homme politique, Joseph, qui, selon le texte, va sauver l’Égypte de la famine (Gn 41 et 47). Nommé premier ministre et sachant que la famine arrivait, Joseph entreprit de rationaliser la production et les récoltes en achetant toutes les terres et tous les biens pour pharaon. Et c’est ainsi qu’il sauva l’Égypte de la famine et de la misère. On pourrait faire de Joseph l’ancêtre des nationalisation et de la planification.
Dans ces livres de la loi, les deux solutions politiques, si contradictoires en apparence, sont toutes deux présentées de manière très positive. La situation est différente (une loi idéale d’un côté, une situation de crise de l’autre), le contexte culturel également (le peuple d’Israël ou l’Égypte des pharaons), mais les deux solutions sont manifestement présentées comme bonnes. Cela doit nous rendre attentifs au danger de trop vite généraliser. Il en va d’ailleurs de même pour les systèmes politiques eux-mêmes. Vous vous souvenez certainement que Dieu n’appréciait pas, au départ, que le peuple d’Israël demande un roi (1 Samuel 8) ; il considérait cette demande comme un rejet de son autorité de la part du peuple. Pourtant, si l’on peut dire, il « fit avec » et on connaît le destin des grands rois d’Israël comme David ou Salomon. De même, nous pouvons, pour d’excellentes raisons, penser que la démocratie est le meilleur ou le moins mauvais des régimes possibles. Mais justement, est-il possible partout et n’est-il pas parfois préférable d’avoir un autre régime s’il est capable d’assurer plus de justice qu’une démocratie nécessairement mal vécue, par exemple dans un pays où la conscience de l’appartenance tribale rend difficilement compréhensible le suffrage universel majoritaire ? En un mot, les formes dans lesquelles s’incarnent les principes peuvent varier selon les situations historiques.
5. Les lignes directrices
Je voudrais terminer cette première partie en citant quelques uns de ces principes, tirés de l’Écriture, qui me semblent essentiels pour qu’un engagement dans la société puisse être considéré dans une perspective chrétienne. Il serait trop long de les énumérer tous et plus encore de les développer. Mais nous pouvons en esquisser certains.
La valeur absolue de la personne humaine.
Chaque être humain est créé à l’image de Dieu et c’est ce qui lui donne, dès la première alliance, sa dignité absolue (Gn 9.6, cf. Jc 3.9). Mais la nouvelle alliance nous révèle plus encore l’amour de Dieu pour chaque être humain. Il ne s’agit pas d’abord de peuples, de nations, de classes ou de races, mais de la personne humaine et de toute personne humaine. C’est elle qui doit être la fin véritable de toute politique. Trop souvent, les lois de l’histoire ou de l’économie ont primé et continuent de le faire. L’intérêt suprême du peuple rêvé a pris le pas sur celui des hommes et des femmes réels qui ont été sacrifiés. Ou encore le bien de la personne humaine d’après-demain a justifié l’oppression de celle d’aujourd’hui. Que devons nous placer en tête de nos valeurs : les lois de l’économie ou le bien des personnes ?
L’attention particulière aux petits et aux pauvres.
Cette priorité que l’on retrouve si souvent dans toute l’Écriture n’a pas pour fondement une vision romantique du pauvre qui serait supposé meilleur que le riche. Mais le pauvre est justement la personne humaine dont la dignité ne s’impose pas. S’il faut prêter une attention particulière à la veuve et à l’orphelin, c’est parce qu’ils sont sans défense. Ils ont besoin de plus d’attention, car il est tentant et facile de les laisser de côté. Il n’est pas nécessaire de beaucoup d’imagination pour appliquer ce principe à nos société actuelles, aux pauvres de notre pays qui ne sont plus défendus par personne ou à ceux des pays du tiers-monde qui sont eux-mêmes, en tant que nations, dans cette situation d’extrême vulnérabilité.
La recherche de la justice.
Car, encore une fois, elle est le minimum de l’amour et son application concrète en ce qui concerne une société. Toute la révélation ne cesse de proclamer son importance. Cette recherche repose directement sur ce que nous venons de dire. La justice se mesure avant tout par le traitement réservé à ceux qui sont pauvres et sans défense. Nous avons tous un sens inné de la justice lorsqu’il nous semble que nous sommes victimes d’une injustice. Mais nous sommes sujets à une étrange paralysie de ce même sens de la justice lorsqu’il va à l’encontre de nos intérêts immédiats ou simplement de notre confort. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.
La solidarité humaine.
Tous les êtres humains sont créés à l’image de Dieu, d’où leur égale dignité. Ce qui veut dire que toute distinction de race, de classe, de langue ou de nation est seconde. Les communautés humaines particulières, légitimes et nécessaires, ne doivent jamais avoir le dernier mot. Nous sommes naturellement d’accord avec ce principe, mais avec quelle étonnante facilité pouvons nous le contourner et revenir à un sentiment frileux d’appartenance. Avez-vous remarqué la liberté qui est celle de Jésus par rapport aux liens familiaux qui sont pourtant souvent considérés comme les plus sacrés ?
Le réalisme.
Ce point est important. Ce que le chrétien est appelé à rechercher dans le domaine politique, c’est le bien d’une communauté humaine concrète, pas le Royaume. Une communauté d’hommes et de femmes, aimés de Dieu et pécheurs, imparfaits et infiniment respectables. Se faire des illusions et ne pas tenir compte de la réalité conduit au mieux à des échecs, au pire à des drames. Il est toujours étonnant de voir avec quel réalisme les personnages les plus importants de la Bible nous sont présentés. Il n’y a aucune idéalisation même des plus grands hommes ou des plus grandes femmes de Dieu ; leurs faiblesses et leurs fautes sont aussi clairement présentées que ce qu’ils peuvent avoir de meilleur. Il est capital que ce réalisme demeure lorsque nous cherchons des solutions aux problèmes de nos sociétés.
Voilà quelques principes bibliques qui me semblent devoir baliser notre comportement dans ce monde. Il est clair qu’ils ne répondent pas à tous les problèmes et à toutes les questions que nous pourrons avoir, mais ils sont le socle sur lequel nous pouvons essayer de construire. Il n’y a là, au fond, rien de plus que le développement pratique de l’amour du prochain. Au moins d’une forme de ce développement. L’annonce explicite de l’Évangile en est une autre, de même que l’édification de communautés qui sont autant de lumières dans le monde. Mais précisément, nos communautés ne sont et ne seront des lumières dans ce monde que si elles essaient de manifester toutes les dimensions de la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu dont elles vivent. Nous essaierons, dans la deuxième partie, d’envisager l’application de ces principes à la situation mondiale actuelle.
II – RÉFLEXIONS SUR LA MONDIALISATION
Nous allons essayer de « mettre en pratique » ce que nous avons dit précédemment. Nous nous sommes jusque là contentés de principes ; il nous faut maintenant les tester autant qu’il est possible et les confronter à la situation actuelle. Je commencerai par une rapide et assez grossière description de cette situation, qui ne vous apprendra sans doute pas grand chose, mais qui nous remettra en mémoire certains contours du monde dans lequel nous vivons.
1. Le contexte actuel : la mondialisation
Lorsque l’on parle de la « cité », on pense bien sûr aux divers niveaux de vie et d’engagement qui concernent la vie en société. À une certaine époque, il s’agissait en effet de la cité au sens strict, de la ville ou du village, voire de la région qui dépendait de cette cité. Il s’est ensuite et pendant longtemps agi des États. Les décisions se prenaient à ce niveau et c’était donc là que l’essentiel se jouait. Or, depuis un certain nombre d’années, on a pris plus que jamais – et assez brutalement – conscience de la solidarité de fait qui nous unit à la planète entière.
Pourquoi ? Il est évident que la croissance des moyens de communication comme des interrelations qui unissent les pays et les continents rend de plus en plus impossible la spécificité solitaire d’un État. Il ne s’agit pas d’une véritable nouveauté ; la mondialisation de l’économie ne date pas d’hier. Mais, pendant longtemps, la vie internationale a été dominée par l’affrontement Est-Ouest des deux blocs. Cette polarisation de la vie mondiale et le souhait de chaque bloc de garder dans sa zone d’influence les pays « non alignés », ou au moins de ne pas les voir passer de l’autre côté, a permis aux États, particulièrement à ceux dits du Tiers-monde, de garder une certaine marge de manœuvre.
Il n’en va plus de même aujourd’hui, depuis la disparition du bloc soviétique. La puissance du capitalisme mondial, soutenu par les pays les plus riches, a pris, en quelque sorte, possession de la planète, non sans susciter maints conflits qui se traduisent parfois par des guerres, voire par le terrorisme. Bien sûr, les nations existent toujours ; on assiste même à des crispations identitaires – parfois seulement électorales, parfois sanglantes – qui sont autant de réactions désespérées et inutiles devant le rouleau compresseur d’une certaine uniformisation planétaire. Tout se passe ou presque comme si les lieux de décision n’avaient pas changé ; les affrontements politiques demeurent et un parti laisse la place à un autre. Il n’empêche que la marge de manœuvre de ceux qui ont la responsabilité de gouverner n’est pas très grande, au moins pour les affaires les plus importantes à long terme. La réalité, c’est que tous les pays sont engagés dans un même bateau, qu’ils le veuillent ou non. On peut améliorer la décoration des cabines, mais la marche du bateau échappe largement aux passagers. Tout le monde le reconnaît aujourd’hui, pour s’en réjouir, le déplorer ou simplement le constater comme s’il s’agissait d’une loi de nature : le capitalisme mondialisé gouverne les grands mouvements de la planète. Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement que la puissance d’entreprises multinationales dont le seul moteur est le profit règne largement sur la plupart des pays et particulièrement ceux qui ont le moins de moyens de se protéger. On peut avoir de cette constatation une vision optimiste ou poser sur elle un regard plus pessimiste, mais il me semble qu’il est difficile de dire sérieusement le contraire. Qui donc gouverne, qui oriente les politiques des pays ? Les gouvernements ? Mais ils ont une marge d’action extrêmement faible, les entreprises pouvant facilement passer d’un pays à l’autre. L’ONU ? Mais il est clair qu’elle n’a d’autres moyens d’actions que ceux qui lui sont accordés par les nations et singulièrement les plus grandes et les plus puissantes. Les organismes internationaux, comme le Fonds Monétaire International ou la Banque Mondiale ? Mais s’ils peuvent avoir des moyens de pression sur les nations pauvres, ils n’ont guère de moyens de contrôle sur l’économie. Il ne reste guère que les puissances économiques et financières dont dépendent tous les pays et qui ne sont effectivement contrôlées par aucune instance supérieure.
2. La situation au regard des lignes directrices d’une éthique politique et sociale chrétienne
Je vous propose d’examiner rapidement la situation que nous venons de décrire à partir des principes que nous avons esquissés ce matin.
La valeur absolue de la personne humaine
Pourrions nous sérieusement prétendre que la personne humaine est au cœur du fonctionnement du monde actuel ? Il suffit d’examiner notre propre société pour savoir que le cœur du système est bien plus le profit, l’argent, que l’être humain. Bien sûr, notre société est encore capable d’indignation. Notre désir de sécurité et de confort nous pousse à manifester un esprit critique dès que ces valeurs nous semblent menacées. Nos comités d’éthique veillent au grain. Mais pensez-vous qu’ils aient une véritable capacité de décision dès lors qu’une invention, même reconnue dangereuse, est susceptible de rapporter de l’argent ? Les décisions qui s’imposent et qui rassureront les populations seront prises et elle pourront même fonctionner quelque temps. Mais elles seront rapidement contournées dans des pays moins regardants et une fois le mouvement engagé, il faudra bien suivre sous peine de perdre des parts de marché…
Combien de fois, par ailleurs, entendons-nous parler des « lois du marché » ? Elles justifient, lorsqu’il en est besoin, toutes les décisions qui pourront écraser au passage les personnes qui se trouvent malheureusement sur leur chemin. Ces lois, je ne conteste pas qu’elles existent, bien sûr, mais pas comme les lois de la nature. Elles sont les règles d’un jeu que nous avons, au moins tacitement, accepté, ou qui nous a été imposé. Elles ne sont pas pour autant inscrites dans la nature comme celles de la gravitation. Le fait que nous ne voyions pas comment nous en affranchir ne leur donne pas valeur de lois naturelles. Dire que l’être humain est au centre des préoccupations du système qui gouverne la planète serait pour le moins l’illusion d’un optimiste inconscient ou le mensonge d’un politique intéressé.
L’attention aux petits et aux pauvres
Le fonctionnement de nos sociétés semble particulièrement aveugle aux intérêts des plus faibles. Les pauvres, ce sont bien sûr ceux qui vivent autour de nous et qui ne sont défendus ni par leurs richesse, ni par aucune capacité de faire pression sur la société. Ils deviennent comme invisibles et ne pouvant se défendre, ils sont de plus en plus marginalisés. Les Églises et les associations chrétiennes les connaissent bien car elles sont parfois leurs derniers recours.
Mais ces pauvres et ces petits, nous les retrouvons au niveau mondial, incarnés dans des pays et des populations entières. Nous savons bien que nous sommes, dans nos pays occidentaux, des riches, des privilégiés et que d’autres vivent ou survivent dans des situations que nous osons à peine imaginer. Nous sommes, collectivement, pleins de compassion lorsque nous voyons la situation à la télévision, mais nos sociétés seraient-elles prêtes à ce que cette prise de conscience aille jusqu’à modifier ne serait-ce qu’un peu nos manières de vivre et notre niveau de vie ? L’attention centrale de la civilisation actuelle ne se porte-t-elle pas sur le consommateur bien plus que sur ceux qui, justement de par leur pauvreté, ne sont pas en mesure de consommer ? Combien de fois, les industries de nos pays ont-elles écoulé dans les pays du Tiers-monde des produits qu’elles ne pouvaient plus vendre ailleurs pour des raisons de sécurité par exemple ou ont-elles refusé de vendre à prix réduit des médicaments qui auraient pu sauver des vies, au risque de perturber le marché international des produits pharmaceutiques ?
La recherche de la justice
Qui oserait prétendre sans ironie que l’ordre mondial se soucie aujourd’hui de justice ? Là encore, une dictature est largement jugée selon sa capacité à ne pas perturber ou même à favoriser les lois du marché. Le bénéfice des plus forts prime sur la justice. Soyons honnêtes : en a-t-il jamais été autrement ? Déjà les prophètes bibliques tonnaient contre les grands et les puissants qui se moquaient bien de la justice. Ce qui a sans doute changé dans nos sociétés comme dans l’ordre international, c’est que nous sommes sans doute plus soucieux du paraître et que nous essayons de garder une apparence de justice, au moins dans nos sociétés démocratiques chez lesquelles l’opinion peut changer les gouvernements. Mais avez-vous remarqué notre cécité et la surdité de l’opinion lorsque les injustices se manifestent dans des pays lointains et avec lesquels nous ne nous identifions guère ?
La solidarité humaine
Elle est aujourd’hui bien mal en point et de plusieurs manières.
D’une part, nous vivons dans des sociétés qui sont essentiellement individualistes et cette ambiance générale va certainement jusqu’à contaminer les chrétiens comme les autres. Tout est centré sur notre bien propre, plus que sur le bien commun. Les règles et les lois qui assurent la solidarité et simplement la possibilité d’un vivre ensemble nous importent lorsqu’elles nous défendent. Mais dès qu’elles nous coûtent quelque chose, elles deviennent des manifestations d’oppression dont nous cherchons, souvent discrètement, à nous libérer.
Et cette attitude est à l’image de la solidarité que nous pouvons avoir envers les pays les plus pauvres. Nous connaissons fréquemment des solidarités d’intérêt, de groupes restreints, mais dès que le cercle s’élargit un peu, cette solidarité cesse. Les autres n’ont qu’à se débrouiller. Un reste de sentiment d’obligation se manifeste par notre aptitude à nous trouver des excuses, de bonnes raisons de ne pas faire. Nous ne donnons pas parce que nous ignorons comment l’argent récolté sera géré, parce que la toute petite minorité des puissants des pays pauvres récupère à son profit l’argent que nous pourrions consacrer au développement. Je ne nie pas qu’il s’agit là de vraies questions, et qui méritent de vraies réponses. Mais elles devraient nous stimuler pour trouver des réponses plutôt que nous servir d’excuses pour ne rien faire.
3. Quelle action est-elle possible ?
Deux remarques préalables :
1. Il ne faut pas se faire d’illusion, l’engagement dans la société passe toujours par un rapport de force et ce n’est pas toujours facile pour les chrétiens de l’accepter. Cela est vrai en politique, comme dans les combats pour la justice, comme dans la situation internationale. Les seuls engagements qui peuvent parfois échapper à la règle sont ceux qui relèvent de « l’humanitaire ». Encore faudrait-il sans doute y regarder de plus près. Lorsque de nombreuses associations humanitaires ont milité pour la suppression de la dette des pays du tiers-monde, elles le faisaient à partir de leur connaissance du terrain et de la réalité criante des besoins. Mais leur action dans ce domaine ne pouvait se faire que si une mobilisation de l’opinion leur donnait une puissance suffisante pour imposer à d’autres d’accepter ce geste qui coûtait. Une réussite trop facile eût été la preuve que le combat était inutile, une réussite complète eût sans doute supposé une mobilisation plus vaste et une persévérance plus grande.
Quoiqu’il en soit, les hommes demeurant les mêmes et les conversions profondes de responsables relativement rares, c’est toujours dans la lutte que les évolutions deviennent possibles. Dire lutte ne veut bien sûr pas dire violence, mais il est clair que sans les luttes syndicales du passé, les avantages que nous connaissons dans nos pays développés n’existeraient pas. Que ce soit dans l’entreprise, la cité, la nation ou le monde, il faut toujours des contre-pouvoirs pour limiter les abus des puissants. Croire que la bonne volonté mène le monde et que les puissants sont prêts à changer dès qu’ils comprennent où est la justice est un rêve sympathique dans lequel bien des chrétiens sont tombés et qui les a condamnés à l’inaction ou à l’inefficacité.
2. Le succès, dans ces domaines, ne relève pratiquement jamais de la perfection mais, « à cause de la dureté du cœur humain », du moindre mal. L’engagement doit être, pour les chrétiens, le souci concret du bien de l’autre. Il est, comme nous l’avons dit, une forme de l’amour. Mais le but doit toujours rester dans le concret. Il y a, chez nous chrétiens, un danger permanent de recherche de pureté absolue qui, en fait, nous fait éviter tout engagement. Un peu comme Péguy disait des disciples de Kant qu’ils avaient les mains propres, mais qu’ils n’avaient pas de mains. On ne peut pas s’engager pour le bien commun sans accepter alliances et compromis. Je ne parle pas ici de compromissions qui relèveraient de l’abandon de choses essentielles ou de la trahison de l’Évangile, mais de l’acceptation du compromis qui, conscient de ne pas tout pouvoir, de ne pas tout avoir en main, cherche à obtenir un résultat véritable. Avez-vous remarqué que, si nous regardons les programmes politiques ou les manifestes de certains mouvements, nous sommes parfois tentés d’être d’accord avec les uns dans certains domaines et avec d’autres pour d’autres questions ? Le risque est alors le retrait et l’inaction avec l’accusation possible de non-assistance à personne en danger… Il nous faut donc apprendre à faire des choix, à hiérarchiser nos priorités et à avoir la parole assez libre pour dire ce que nous pensons, même lorsque cela va à l’encontre de la pensée reçue de nos compagnons d’engagement. Dans ce sens, le chrétien sera toujours (ou plutôt devrait être) un « casse-pieds » qui ne se contentera pas de répéter la ligne du parti ou de l’association ou du mouvement, si sa conscience ne le lui permet pas. Mais on peut espérer que sa fidélité à sa même conscience en fera néanmoins un allié sûr et efficace dans bien des domaines.
Les actions ponctuelles
C’est sans doute dans ce domaine que les Églises ont le plus d’expériences et qu’elles se sentent naturellement les plus libres. Je pense à toutes ces organisations humanitaires chrétiennes qui travaillent, dans bien des domaines, sur le terrain. On connaît dans notre pays le SEL, mais aussi le travail de bien des missions. Certains organismes chrétiens travaillent également depuis longtemps à la médiation et à l’établissement de ponts entre nations ou groupes en tensions. Du côté évangélique, on pourrait citer l’action des mennonites, mais le Conseil Œcuménique et l’Église catholique mènent bien des actions de ce genre.
Si ce genre de service est le plus naturel aux Églises, c’est qu’il relève de l’aide concrète ou du travail de réconciliation, donc d’activités qui demeurent dans la droite ligne de l’Évangile. Certains pourrons critiquer ces engagements en leur reprochant de n’être que des gouttes d’eau dans l’océan des besoins. C’est bien sûr vrai, mais on pourrait dire que l’océan lui-même n’est qu’une somme de gouttes semblables. Et surtout, ces engagements sont concrets ; ils concernent des personnes, des villes, des régions et c’est là, sur le terrain, que l’on peut prendre conscience de leur utilité. Ils donnent à des groupes de personnes la possibilité d’abord de survivre, mais aussi souvent de s’organiser, de prendre une partie de leur avenir en main. Prenons l’exemple, très modeste de ces fonds d’aide au développement qui prêtent l’argent nécessaire pour monter un petit commerce ou une petite entreprise et qui, en faisant cela, favorisent effectivement la vie d’une région ou d’un groupe de personnes. Il me semble que c’est toujours par là qu’il faut commencer, car c’est là que la réalité se joue, dans la rencontre des difficultés concrètes des personnes et dans la recherche des solutions possibles pour y remédier.
L’engagement avec d’autres
C’est souvent l’expérience de terrain dont nous venons de parler qui va faire prendre conscience de la nécessité d’une action plus large. Beaucoup n’oseront pas s’y engager car elle suppose de s’associer à d’autres. Pour agir dans la société, pour créer des contre-pouvoirs, il faut nécessairement s’allier à d’autres qui peuvent ne pas partager la même foi, mais qui partagent certaines convictions essentielles et surtout des projets communs. Le mouvement alter-mondialiste est un bon exemple de ces rassemblements de personnes, souvent très diverses, qui cherchent à peser sur la vie mondiale pour faire évoluer les choses.
Il faut reconnaître que ces cohabitations ne vont pas sans difficultés. On va hésiter à se retrouver au sein de rassemblements où seront affirmées certaines convictions que nous ne partageons pas. Ayons conscience qu’il peut bien s’agir d’un cercle vicieux. Si, parce qu’ils sont gênés par certaines choses, les chrétiens sont absents, il n’y a aucune raison, pour que les discours changent. Et cela d’autant moins que les positions chrétiennes seront alors assimilées à certaines crispations conservatrices ou réactionnaires. Alors qu’un engagement plus clair de chrétiens en faveur des valeurs qu’ils prétendent pourtant défendre pourrait rendre d’autres attentifs à la nécessité de respecter les positions chrétiennes et surtout à la possibilité de défendre certaines valeurs sans pour autant en négliger d’autres.
L’engagement politique possible
Que faut-il entendre par là ? Bien des chrétiens accepteraient à la rigueur un engagement social ou humanitaire, mais refuseraient a priori tout ce qui mériterait le nom de politique. Pourtant le politique concerne les affaires de la cité et, en cela, et malgré ce que nombre de nos contemporains peuvent penser, cette tâche est noble, si elle n’est pas facile.
Beaucoup pensent que politique veut dire compromissions. Je ne le crois pas. Certes, il existe des fonctions qu’il est difficile d’atteindre sans être préalablement passé sur le corps de bien des adversaires et de bien des « amis ». Mais ce n’est pas vrai de tous les engagements. Si les partis organisés sont à la fois ambigus et nécessaires pour l’expression du jeu de la démocratie, la plupart respectent aujourd’hui la conscience de leurs membres et de leurs élus. Les débats internes sont possibles et nul ne demande aux chrétiens de mettre leurs convictions dans leur poche. Il faut sans doute aujourd’hui revaloriser l’engagement politique de certains comme un service du bien public. Il me semble paradoxal de regretter les malversations et l’intéressement de certains politiques et de déconseiller à d’autres, qui pourraient s’engager sur des valeurs morales et des convictions fortes, de le faire. Mais, et nous y reviendrons pour finir, attention à ne pas présenter comme une vérité générale ce qui relève d’une vocation particulière.
4. La sagesse de l’engagement
Pour terminer, je voudrais souligner quelques points qui me semblent importants pour qu’un engagement soit sage et, par là, qu’il soit juste.
La vocation
Le désir d’engagement dans la cité peut être ambigu, mais n’est-ce pas vrai de tout engagement ? Il peut y avoir un désir de pouvoir dans le désir de servir dans l’Église comme dans l’engagement dans la société… D’où l’importance, dans ce domaine comme en tout autre, du discernement des vocations. La seule vraie question est celle-ci : qu’est-ce que Dieu attend de moi ? Que m’appelle-t-il à être et à faire dans ce monde ? Ces questions doivent nous rendre attentifs à la fois au sérieux et à la pluralité des vocations possibles.
Nous sommes tous appelés à servir Dieu, mais non pas tous de la même manière. Pour qu’elle puisse aller un peu vers le mieux ou ne pas glisser vers le pire, la réalité humaine a besoin de personnes qui s’engagent dans la cité, comme de personnes qui implantent des Églises ou les font vivre. Je crois fermement que chacun de nous, chaque personne au monde a une vocation propre. Elle a à répondre à l’appel que Dieu lui adresse, aux appels plutôt que Dieu lui adresse. Certains de ces appels – on parlera alors souvent de « vocation » – peuvent engager l’essentiel de l’activité d’une personne, d’autres ne seront qu’un aspect de sa responsabilité. Or, aucun de nous ne peut tout faire et toutes les tâches sont utiles. La question est donc de savoir quelle est la mienne, celle dans laquelle, grâce aux dons naturels et spirituels qu’il m’a accordés, Dieu pourra le mieux m’utiliser. À vouloir que les chrétiens ne s’engagent que dans les Églises, on trahit l’idée, qui nous anime parfois, que l’état du monde nous est assez indifférent et que seule compte la nécessité de sauver le plus grand monde de cette génération perverse. Mais à ne penser qu’à l’amélioration du monde et à la justice sociale, on peut en oublier que l’homme ne vit pas de pain seulement, que l’Évangile est certainement l’essentiel et que le sel de la terre se manifeste autrement que par des engagements dans le monde. C’est à nous tous et c’est aux communautés chrétiennes d’accepter la diversité et la richesse des vocations que Dieu adresse aux membres de son corps. Si l’engagement dans la cité est alors perçu comme le résultat d’un discernement communautaire et si la personne concernée est entourée et soutenue spirituellement par la communauté dont elle fait partie, les risques de dérapage me semblent alors très atténués.
Le discernement des priorités
Alors que certains engagements peuvent poser problème, d’autres seront plus facilement acceptés. On pourrait dire qu’aujourd’hui, dans bien des milieux, les questions de morale individuelle et sexuelle (avortement, euthanasie, etc.) mobilisent assez facilement les chrétiens, alors que les grandes questions de la justice sociale ou mondiale font plus peur. Il me semble que nous avons à travailler sur tous les terrains à la fois, mais en faisant attention de ne pas nous laisser contaminer par la proximité de ceux qui peuvent partager avec nous certaines valeurs tout en restant éloignés sur d’autres.
Il est des combats qui s’imposent à un moment donné, par exemple lorsque un projet de loi va passer devant le parlement. Tous les chrétiens ne seront sans doute pas d’accord et il serait bon de commencer par réfléchir ensemble. Mais il ne faut pas éviter, à ce moment-là d’éventuelles prises de position. En revanche, il ne faudrait pas que ces engagements nécessaires et relativement simples nous détournent d’engagements à plus long terme, qui concerne la marche générale de nos sociétés et du monde. De même que c’est à chacun de discerner sa vocation, il est clair que tous ne sont pas appelés à s’engager dans tous les domaines. L’important, c’est, me semble-t-il, que les chrétiens soient présents, s’ils le peuvent, sur l’ensemble des fronts de la société. Il se peut, il est même probable qu’ils ne seront souvent pas présents explicitement « en tant que chrétiens ». Je ne crois guère, sauf exceptions historiques possibles, à la fécondité des partis chrétiens. En revanche, des personnes qui se disent et que l’on sait chrétiennes pourront s’engager dans telle direction, à cause de leur foi, mais pour des valeurs qui pourraient être également partagées par des non-chrétiens. Si ce n’était pas le cas, le danger serait de faire de la position chrétienne une position incompréhensible et inacceptable pour quiconque ne partage pas la foi.
Engagement et sanctification
Pour conclure, je voudrais souligner que les diverses formes d’engagement chrétien (évangélisation, édification de l’Église, service du prochain, engagement dans le monde, etc.) sont autant de chemins de sanctification. Ils ne sont en rien des « à côté » de l’essentiel, mais des manifestations diverses de la vie chrétienne et de la grâce diverse du Christ. Ils doivent tous être vécus dans l’humilité, le respect des autres et le souci de discerner ce qui est juste à un moment donné. Ils sont tous également des manifestations de l’amour de Dieu pour le monde. Pour être bien vécus, ils sont tous inséparables de la prière et de la communion chrétienne. Jésus, en pleine communion avec le Père, a, à la fois, enseigné, annoncé la Bonne Nouvelle et guéri les malades. Il nous est également demandé de ne pas limiter les manifestations de la grâce de Dieu, à condition qu’aucun engagement ne porte préjudice aux autres.
1 Jean Toulat, Dom Helder Camara, Paris, Centurion, 1989, p. 116.
Laisser un commentaire