Auteur : Jon Kuhrt
Au sein du monde évangélique dans lequel j’ai grandi et me suis converti, le péché était vraiment une affaire sérieuse. On y faisait souvent référence, à la fois lors des prédications à l’église et dans les discussions lors des camps d’été, et le péché était présenté comme la barrière de l’égoïsme et de l’orgueil humains qui bloque notre relation avec Dieu. En tant que chrétiens évangéliques, il est aussi sous-entendu que nous connaissons toute l’importance de reconnaître et de se repentir du péché avant de pouvoir réellement recevoir le pardon qui nous est offert en Jésus Christ. Le péché était la “mauvaise nouvelle” que nous avions besoin de comprendre et de reconnaître si nous voulions vraiment recevoir la “bonne nouvelle” de sa solution à travers Jésus. Cela formait un ensemble qui était à la fois clair et compréhensible.
Cependant, avec quinze ans de recul, je peux maintenant voir que cette compréhension de l’état de notre péché était presque entièrement personnelle et individuelle. Tant le péché, que la repentance à son égard, généralement concentré sur les pièges personnels de l’alcool, la cigarette, la malhonnêteté et le sexe. Le péché n’était jamais lié à des domaines plus vastes comme la course aux armes nucléaires, la pauvreté, les sans-abri, l’apartheid, et la destruction de la forêt tropicale. Tandis que ces dernières choses étaient en train de devenir des sujets extrêmement chauds dans le monde séculier dans les années 80, ils ne semblaient pas compter pour grand chose au sein du monde évangélique quand il s’agissait de reconnaître et de se repentir de ces péchés. En continuant mes études à l’université de Hull au début des années 90, j’ai découvert que les groupes chrétiens à l’université de Christian Union traitaient le péché et “l’évangile” de façon encore plus personnelle. Cependant, le fait d’étudier le travail social et de commencer à lutter contre les privations et la pauvreté qui touchaient les grandes cités de Hull, a créé une tension encore plus grande entre mon expérience de ces problèmes sociaux et la foi très individuelle que j’essayais de mettre en pratique.
Le tournant est arrivé après que j’ai été diplômé et que je suis retourné à Londres. J’ai commencé à travailler à plein temps dans un grand foyer pour les sans-abri et ensuite dans le quartier connu du “Marques Estate”, à Islington. Pour la première fois j’ai commencé à comprendre quelque chose de la nature du “péché structurel”. Même si j’ai beaucoup appris au sein du foyer, c’est en vivant dans ce quartier que la phase d’apprentissage était la plus intense. Beaucoup de souvenirs m’ont marqué lors de ces deux années et demie que j’ai passées au “Marquess”, surtout le gang qui “dirigeait” le quartier et raillait la police en fonçant ouvertement dans leurs voitures de fonction garées ainsi que les sons et les odeurs de voitures brûlées explosant dans le parking souterrain. Et je me souviendrai toujours des sentiments de désespoir, de crainte et de pauvreté spirituelle profonde qui se répandaient dans tout le quartier. Mais de même je n’oublierai jamais la conception terrible de ce quartier qui rendait toute vie communautaire impossible et l’incompétence et la négligence des “pouvoirs en place” pour réparer et gérer le quartier ou même communiquer de façon efficace avec les gens qui y habitaient. La différence entre travailler pour les personnes défavorisées et vivre parmi ces personnes ne m’avait jamais autant frappée que lors de la première nuit que j’ai passée dans mon nouvel appartement lorsque j’ai essayé de commander une pizza et que l’on m’a répondu “désolé, on ne livre pas à votre adresse”. Lorsque le quartier avait un peu plus de vingt cinq ans (mon âge à l’époque) la décision fut prise de le détruire et j’ai dû déménager. Les problèmes structurels du quartier du “Marquess” étaient considérés comme irrémédiables.
C’était vraiment clair qu’il y avait quelque chose de profondément inique autour du quartier qui allait au delà des actes individuels de mauvais comportements des résidents. La situation était le résultat d’une accumulation d’échec de conception, de pauvreté ainsi que des années de négligence, d’insécurité, de violence et de peur qui signifiaient que le péché était encastré une fois pour toutes. J’ai réalisé que les chrétiens charismatiques de mon Église avaient raison : Satan avait vraiment une emprise spirituelle. Cependant cette emprise était profondément sociale, économique, et structurelle. Au sein de cet environnement, j’ai découvert que la théologie individuelle qui ne reconnaissait le péché qu’en termes de comportements personnels était profondément inadéquate et jugeait les autres : inadéquate dans sa compréhension des forces à l’œuvre dans le quartier et inadéquate dans sa capacité à y répondre.
Et, malgré la croissance encourageante de l’engagement social évangélique ces dernières années, un individualisme demeure, qui refuse de céder sa place au sein d’une théologie évangélique et d’une foi si répandue, une foi qui a choisi de se focaliser exclusivement sur le côté personnel tout en ignorant les structures qui corrompent et défigurent le monde de Dieu. Dans son étude d’éthique de l’Ancien Testament, Christopher Wright a écrit sur le besoin d’une “réorientation dans notre modèle habituel de pensée éthique” à cause de notre tendance à “commencer au niveau personnel puis travailler vers l’extérieur”[1]. Wright fait un grand effort pour souligner que “la première portée éthique de l’Ancien Testament est nécessairement sociale” et que même l’éthique personnelle dans la Bible prend une forme “communautaire”[2]. En résumé, nous lisons la Bible de façon complètement anachronique lorsque nous la lisons avec le filtre individualiste des 20ème et 21ème siècles. L’individualisme, cependant, est tellement ancré dans notre culture que tout comme les poissons qui ne se rendent pas compte qu’ils sont mouillés parce qu’ils ne connaissent pas autre chose, à notre tour nous avons vraiment du mal à reconnaître l’effet que l’individualisme a sur notre façon de voir le monde et sur notre foi. Il s’agit vraiment d’un filtre herméneutique qui neutralise efficacement le pouvoir des Écritures de parler à nos structures sociales et économiques, même si la Bible a tellement à dire sur ces sujets. L’individualisme affaiblit le défi socio-économique des prophètes tels que Amos, Michée et Ésaïe, il dilue la critique de Jésus de sa société contemporaine et ignore la justice sociale qui est au cœur du Royaume de Dieu. Il déforme également la doctrine de St Paul en séparant la foi personnelle du témoignage et de l’activisme social et dépolitise complètement la critique puissante de l’impérialisme économique et militaire du livre de l’Apocalypse. En bref, l’hérésie de l’individualisme aspire de la Bible à peu près toutes les ressources qu’elle pourvoit pour faire face au péché structurel et pour y répondre. L’ironie est, bien sûr, que les évangéliques prétendent être des “gens de la Bible” qui prennent le péché au sérieux. Un témoignage réel contre le péché structurel, cependant, est simplement impossible quand le christianisme continue d’être vu comme quelque chose d’essentiellement privé et personnel. Si nous parvenons à suivre la “réorientation” que Christopher Wright demande, alors le mouvement évangélique pourra de nouveau devenir un mouvement progressiste pour la justice comme il l’était dans le 19ème siècle.
Le fait est que la théologie non-politique n’existe pas. Toute notre pensée et l’enseignement sur la nature de Dieu et son appel dans notre vie a un effet sur nos prochains. Comme Kenneth Leech a écrit : “tous les chrétiens sont politiques, qu’ils le reconnaissent ou non, et particulièrement quand ils ne le reconnaissent pas”[3]. Dans l’histoire récente nous avons vu les pires cas de la “politique des évangéliques” dans son soutien politique implicite ou explicite en faveur du racisme institutionnel en Afrique du Sud et dans les États du sud des USA. C’est quelque chose de profondément révélateur lorsque des évangéliques conservateurs critiquent le christianisme “libéral” de Desmond Tutu ou les infidélités maritales de Martin Luther King comme une manière d’esquiver le témoignage prophétique qu’ils ont donné contre l’oppression structurelle. Et aujourd’hui nous voyons une forme extrêmement conservatrice du mouvement évangélique ayant une influence puissante sur le gouvernement de droite de George W. Bush.
Mais il est sûrement plus important de regarder ce qui nous concerne de plus près, puisque si peu des grandes églises évangéliques avec leurs fortes traditions d’ “enseignement biblique” ont quelque chose à dire sur les questions de responsabilité et de justice sociale. Ceci n’est pas dû à un manque de ressources ou d’énergie mais à cause d’un point de vue théologique et politique qui ne reconnaît pas son avantage structurel et son avidité sociale. Cela produit un type d’enseignement qui appelle à une réponse dans le cœur des hommes et femmes d’affaires tandis qu’il n’a presque rien à dire sur les décisions prises lors de leurs réunions de travail, montrant ainsi l’alignement étroit entre la théologie conservatrice et le conservatisme social et politique. Une des illustrations les plus parlantes de ce déséquilibre est quand les Églises et les organisations évangéliques se prononcent fermement contre la loterie ou les jeux d’argent et qu’en même temps ils envisagent à peine de transférer leurs investissements financiers à un prestataire plus éthique. Tandis que le rapport entre le péché et le jeu est fortement prouvé, le péché qui est sous jacent aux systèmes financiers injustes passe inaperçu et il est même tacitement soutenu. Ceci a eu pour effet de produire un courant évangélique qui est au fond une religion de beaux quartiers, une foi qui prend sens dans un environnement confortable et qui ne menace pas les intérêts de fond des forces de pouvoir qui soutiennent l’injustice.
Les évangéliques ont beaucoup à offrir à ce pays mais nous devons décider quelle influence nous voulons avoir. Est-ce que nous voulons vraiment une théologie du genre “Voici” qui est centrée sur la moralité personnelle et qui recycle la peur ? Voulons nous une religion qui encourage les bien portants de notre pays à s’asseoir confortablement en sachant qu’ils sont “sauvés” et ceci n’ayant aucun impact sur les voitures qu’ils conduisent, les vêtements qu’ils portent, les métiers qu’ils exercent et les politiques qu’ils défendent ? Lorsque nous réfléchissons combien notre nation est riche et puissante, certainement que les prophètes comme Amos ont beaucoup plus de choses à nous dire à nous ? Comme Tom Wright l’a écrit “ce n’est pas suffisant de dire ses prières en privé, de maintenir une moralité personnelle élevée si c’est pour sortir et aller reconstruire la tour de Babel »[4].
Mon engagement social ne m’a pas conduit à devenir un chrétien plus “libéral”. Je crois au péché, à la fois personnel et structurel, et ma vie de tous les jours continue de renforcer cette croyance. Tellement de choses de mon éducation chrétienne étaient justes – nous avons besoin d’être condamnés afin de se repentir et de lutter contre le pouvoir du péché. Mais nous devons nous repentir d’un péché “holistique”. L’action chrétienne sociale et politique serait fade et inefficace sans une ferme doctrine du péché et la repentance nous donne l’élan dont nous avons besoin pour changer de direction et aller dans le chemin de Dieu : pour changer les mauvaises choses que nous avons faites et les mauvaises choses que nous avions décidé de taire. Ceci est la lutte et la marche de la foi qui me motive vraiment. Le royaume de Dieu que Jésus a inauguré, sa vie, sa mort et sa résurrection ont vraiment le pouvoir de vaincre tous les péchés de ce monde. Si nous sommes vraiment des “gens de l’évangile” alors nous sommes appelés à une foi chrétienne radicalement orthodoxe qui prend à cœur “les pouvoirs et les principautés” et qui témoigne puissamment de l’importance à la fois d’une droiture morale personnelle et d’une justice sociale.
Jon Kuhrt vit dans la banlieue sud de Londres et il est membre d’une Église à Streatham. Après avoir travaillé 10 ans avec les sans abris, il travaille à présent pour une organisation chrétienne qui conseille et soutient les Églises dans leur action sociale.
Notes
[1] C J H Wright Living as the People of God IVP (1983) p197
[2] Ibid p10
[3] Kenneth Leech Through Our Long Exile DLT (2001) p214
[4] N T Wright The Challenge of Jesus SPCK (2000)
Source : http://www.fulcrum-anglican.org.uk/…
Laisser un commentaire